Nous débarquons à Jakarta en janvier 97, avec Charlotte, à peine deux ans et un bébé.
Didier a bondi quand je lui ai annoncé l’offre de transfert de David pour l’Indonésie. Nous y avons ouvert un bureau de représentation il y a trois ans. La personne en charge est rentrée en France un an plus tôt et ne fait plus que de brefs séjours en Asie, pour payer les factures de fin de mois.
Non seulement, je pars dans un pays sur lequel nous sommes déjà présents, mais en plus, j’arrive dans une structure déjà existante avec un bureau, une assistante et un fichier client un peu obsolète, mais suffisant pour démarrer.
Je m’attaque à un nouveau challenge : venir vendre ma compagnie dans un pays dont je ne connais ni les règles, ni la tradition, ni la manière de penser, et qui n’a pas la réputation d’être particulièrement ouvert.
Pour une femme d’action comme moi, apprendre à contrôler mes paroles pour attirer les futurs clients devrait être intéressant à vivre.
Le premier mois, je ne travaille guère. Je solde mes derniers congés de France et en profite pour tenter de nous installer. Nous qui pensions trouver une maison très rapidement affrontons un vrai parcours du combattant. Nous sommes à l’hôtel. Facile l’hôtel avec deux enfants en bas âge, les biberons dans la salle de bain et le lit de bébé coincé entre la fenêtre et le lit. Et pendant que David se lève à l’aube pour affronter les embouteillages sur le chemin du bureau, je passe mes journées à visiter des maisons. En général, je laisse Charlotte en garde à l’hôtel et j’emmène le bébé sous le bras. Je vois de tout. Les maisons sont plutôt grandes par rapport à nos standards français, avec un petit jardin et une piscine. Les agents ne semblent pas tellement se préoccuper de me montrer des maisons qui correspondent à mes critères. Je perds beaucoup de temps à visiter des maisons qui sont trop loin de l’école, trop loin du bureau, en trop mauvais état, trop mal fichues, trop sombres… Je finirais presque par culpabiliser et me croire trop difficile. Au bout d’une semaine et d’une vingtaine de maisons, je découvre enfin une maison qui a tout pour plaire. Nous allons tout de suite chercher David et retournons la visiter dans l’après-midi. Banco, nous l’avons trouvée. Nous donnons notre feu vert et retournons sereins à l’hôtel. Plus que quelques jours à tenir, puis exit l’hôtel et le restaurant à chaque repas.
Mais le lendemain, l’agence m’appelle pour m’annoncer que la maison était déjà prise. Et je reprends la route. Rebelote, agent différent, maison pas ci, pas ça, trop grande, trop petite, trop rien, pas assez tout et puis la perle… Qui est prise, apprenons-nous le lendemain. Deux mois et demi et une centaine de maisons plus tard, après avoir choisi cinq maisons toutes déjà prises nous trouvons enfin la maison non pas de nos rêves, mais à proximité de l’école, des bureaux, de taille et de prix convenables.
Mon prédécesseur m’a légué, en plus de l’assistante Suraya et de son carnet d’adresses, un chauffeur, Jayadi, qui m’accompagne dans mes pérégrinations.
Un mois plus tard, je suis enfin organisée. Nous avons reçu nos affaires de France, emménagé dans notre maison, employé le personnel pour garder les enfants, faire le ménage, la cuisine, le jardin et nettoyer la piscine. Moi qui pensais vivre une vie de pacha au Nigeria, je suis à la tête d’une armée de cinq personnes dont la seule responsabilité est de s’occuper de notre petit confort. Je peux vaquer à mes occupations.
Mon prédécesseur revient et organise un cocktail de départ pour lui, de bienvenue pour moi, avec ses contacts principaux. Il en profite pour inviter quelques partenaires à déjeuner et me laisse, nantie de ce carnet de visite pour commencer.
J’ai du mal à m’adapter à ce travail pour lequel je dois rentrer en contact avec des futurs clients pour présenter ma compagnie. C’est très différent des contacts sur le chantier avec un sujet technique commun. Je vais à la pêche aux renseignements, multipliant les contacts. Et une foultitude de rencontres infructueuses plus tard, on a potentiellement mis la main sur une information dont l’intérêt reste à prouver. Je dois passer beaucoup de temps pour des résultats minimes tout en faisant preuve de beaucoup de patience et de diplomatie, des domaines dans lesquels j’excelle, c’est bien connu.
Je participe à des cocktails où la plupart des participants ont l’âge d’être mon père et où je suis bien entendu la seule femme. Et quand je demande à David de m’accompagner à une soirée du club, il ne s’agit pas de couture ou de lecture, mais de pipeliners.
Je reçois tout un tas de parasites. Ce sont souvent des expatriés venus en mission, pour tomber amoureux de l’Asie dans sa globalité ou d’une de ses représentantes en particulier. Une fois leur contrat fini, ils restent et tentent de survivre à coup de petits boulots. Ils ont pris mon bureau pour cible, m’assurant avoir des contacts très haut placés qui leur permettraient de décrocher à coup sûr tous les projets qui m’intéressent. En tout cas ils y gagnent déjà un repas. Bien qu’ayant conscience de l’étendue des services dont je me prive, ma première mission sera de leur signifier très rapidement l’arrêt de notre collaboration.
Ma vie professionnelle est rythmée par les visites au poste économique, aux futurs clients potentiels, aux partenaires et les cocktails de représentation. Cependant, malgré un voyage à Singapour à l’étude d’un projet avec la raffinerie, je ne me sens toujours pas à l’aise dans cette position qui manque de concret. J’aime les relations clients, mais autour d’un projet et non pour préparer un futur au potentiel incertain.
Huit mois plus tard, quand Didier m’annonce qu’il ne va pas pouvoir maintenir le bureau une année de plus, je n’ai toujours pas de résultat tangible à lui présenter, ce qui est peut-être normal, mais très frustrant.
La crise asiatique commence, personne ne sait si les grands projets vont être maintenus. Ceci conjugué à une année difficile de la maison mère, que pèse un vague bureau de représentation englué dans la crise au bout du monde ?
Je suis plutôt soulagée de pouvoir mettre un trait sur cette expérience décevante. C’est la première fois que je ne me sens pas à la hauteur de ma tâche et je suis contente d’être obligée de m’arrêter avant de devoir déclarer forfait. La sensation est assez désagréable. Soyons positive, au moins je sais maintenant ne pas être faite pour cette fonction, les échecs nous aident autant à progresser que les succes.
On me donne le choix entre repartir au Nigeria ou rentrer en France. Bien sûr, David reste en Indonésie et je choisis la troisième solution : je prépare mon CV. Me voilà de nouveau sur les routes à la recherche d’un emploi, durant une période où les entreprises ont plutôt tendance à fuir le pays.
Je décroche de vagues promesses de possibilité de postes, mais rien de sérieux jusqu’à ce qu’une position de chef d’agence d’une compagnie sœur se libère. Le responsable, choqué de n’avoir pas pu revoir son père mort soudainement en France, a brutalement décidé d’arrêter cette vie d’expatrié et a donné sa démission sans préavis.
Le poste est libre immédiatement. C’est un profil qui me correspond, un job qui promet d’être excitant, de retour à l’action, enfin !
Le travail est à la hauteur de mes espérances, et même plus. Mon prédécesseur n’était pas féru d’organisation et tout est à agencer.
Quand je rentre dans mon nouveau domaine, je trouve des piles de documents en tout genre qui jonchent le bureau, les meubles et tout autre espace disponible. Dans une même pile, je retrouve un vieux journal, un contrat original, suivi d’une enveloppe usagée ou d’un courrier sans intérêt, et même parfois une enveloppe avec de l’argent. La première corvée est de tout ranger. L’avantage de ce classement forcé est que je me mets au courant des différents projets de la société, n’ayant eu aucune de passation d’instruction.
Je passe la première semaine à ranger les papiers et les trois mois qui suivent à restructurer la compagnie. Je commence par la refonte des statuts. Telle qu’elle a été déclarée, la société ne peut pas avoir un directeur expatrié. Mon prédécesseur avait eu des problèmes à cause de cela et avait fini par développer une certaine paranoïa, l’amenant à organiser ce fouillis pour brouiller les pistes, au lieu de s’attaquer aux racines du problème. Ma première mission est donc de trouver un partenaire indonésien qui nous aide à développer l’activité avec ses contacts locaux. Ensuite, on attaque les comptes. La comptable a été licenciée six mois plus tôt et depuis, rien ! Les comptes sont en bazar, les paiements n’ont pas été relevés depuis plusieurs mois, les factures sont en retard et les résultats annuels officiels sont à soumettre à la fin du mois prochain. Sans parler de la réécriture, négociation ou renouvellement de tout contrat client existant, dépassés pour la plupart, la remise à jour des contrats des employés, l’achat d’ordinateurs, la formation au classement de l’assistante… Etc. Je travaille jours, nuits et week-ends pour remettre l’agence sur pied tout en dirigeant quatre-vingts personnes.
Bien qu’épuisée, je suis heureuse. Je reprends enfin des responsabilités opérationnelles avec son cortège de tracas et impromptus qui rythment la vie des dirigeants d’entreprise. Je ne regrette absolument pas la retraite dorée que je viens de quitter.
Après trois mois de cette cadence éreintante, mon supérieur m’invite à Singapour pour, semble-t-il, parler chiffres. Il me demande de ne surtout rien en dire au directeur indonésien.
Je pars avec tous les dossiers que j’ai pu récupérer pour m’entendre dire après quelques minutes qu’ils ont l’intention de fermer l’agence qui perd de l’argent depuis peu, et qui a peu de prospect de développement dans la crise actuelle. Ils me donnent trois mois pour régler tous les détails. Lesquels détails incluent accessoirement de mettre quatre-vingts personnes à la rue !
Ils m’invitent ensuite à manger au restaurant du Raffles, l’hôtel mythique de Singapour. Est-ce pour éviter que je leur fasse une crise de larmes en public qu’ils m’emmènent dans l’endroit le plus huppé de la ville ? C’est vrai que la gamme de réactions d’une femme face à une mauvaise nouvelle peut être très variée, comme chacun sait.
Je rentre à Jakarta très désabusée, mais prête à en découdre. Ce n’est pas le moment de s’apitoyer, c’est le moment de trouver des solutions !
La roupie a été dévaluée quatre à cinq fois en trois mois. Avec nos revenus en monnaie locale, mon salaire en dollars devient impossible à payer sur les seuls bénéfices. Mon action est double, le suivi des contrats locaux et le suivi des projets de développement de centrales énergétiques sur lesquels la maison mère pourrait se positionner. Néanmoins, mon action marketing n’est plus utile dans un pays qui a retardé ou annulé la majorité de ses projets d’envergure et ma remise en ordre rend le management de cette entreprise beaucoup plus simple. Il suffit donc de supprimer mon poste pour redevenir rentable.
Fermer coûterait très cher, les primes de licenciement étant largement supérieures aux biens de la société, qui se limitent à quelques ordinateurs et autres boîtes à outils. De plus, l’Indonésie ne pardonnera pas facilement à ceux qui l’ont abandonnée et cela nuira à la réputation de l’entreprise.
Je les contacte donc pour leur démontrer que vendre ou même donner l’entreprise à notre partenaire, est la meilleure solution, qui coûtera bien moins cher tout en sauvant les emplois. Ils semblent intéressés par l’idée, et vont y réfléchir.
L’Indonésie et l’Asie en général traversent une crise majeure. Depuis quelque temps, le nombre de mendiants aux carrefours a décuplé. Les salaires n’ont pas augmenté suite à la dévaluation de la roupie quand le panier de la ménagère, lui, a suivi le dollar. Avec le chômage non indemnisé, un même salaire doit maintenant nourrir trois fois plus de bouches qu’avant pour un coût des matières de base largement supérieur. La situation est explosive. Nous essayons d’aider à la hauteur de nos moyens qui semblent dérisoires. Ce ne sont pas les quelques gros sacs de riz que nous distribuons aux organisations caritatives qui changent la donne. Cela sert tout juste à nous donner un peu bonne conscience, mais je peux au moins me battre pour sauver mes employés, qui ne retrouveront pas de poste dans la conjoncture actuelle.
Quand mon chef vient nous rendre visite pour nous donner sa décision, ma lettre de démission est prête, retournée sur le bureau. Je la lui remettrai s’il persiste à vouloir fermer l’agence.
Dans ce pays volatile, il est hors de question que je me rende responsable de la perte de travail de quatre-vingts Indonésiens et de deux expatriés pour une compagnie pour laquelle je n’ai travaillé que trois mois. Autant pour ne pas me retrouver la cible d’une bande d’employés que pour préserver ce qu’il me reste de conscience en ne cautionnant pas une décision que je réprouve.
Finalement, le verdict tombe : ils ont décidé de céder la compagnie à notre partenaire et m’offrent trois mois de bonus pour mon aide.
Je m’apprête de nouveau à partir à la chasse à l’emploi. Au moins mon CV est rapide à mettre jour cette fois.
À quelques jours de là, David rencontre son directeur du personnel. Celui-ci, me connaissant du Nigeria, lui demande de mes nouvelles. Et David lui raconte ma situation. C’était un vendredi. Le lundi, j’ai un entretien dans leurs bureaux.
Ils m’offrent un contrat de consultante.
Je reviens chez BOITE !
Mais je n’en ai pas encore fini avec mon poste précédent. Je passe les quinze jours qui suivent à finaliser mes plus gros projets en cours pour transmettre des dossiers en ordre au partenaire.
Je refuse son offre de travailler à mi-temps pour mi-salaire (concept plutôt novateur dans le rôle de directeur d’agence), m’assure de l’avenir de mes expatriés et m’accorde un week-end de congé avant de reprendre mon nouvel emploi.
Ils viennent juste de subir une énorme réorganisation et j’ai été recrutée pour aider à la transition. Je m’occupe de sujet divers et variés, principalement liés aux achats. Il s’agit de fédérer l’ensemble des contrats sous une seule entité et en profiter pour renégocier les prix.
Je m’occupe entres autres de la gestion des maisons des expatriés (une centaine), de la renégociation des contrats des bureaux et de leur redesign pour s’adapter à la nouvelle organisation. Je suis à fond dans ce poste passionnant et surtout très contente d’être de retour.
Mais la situation du pays se dégrade rapidement. La population ne supporte plus de souffrir chaque jour un peu plus et de voir que leurs dirigeants, la famille du dictateur Suharto en tête, continuent à vivre sur un pied de richesse indécent.
Et un matin comme les autres, on nous demande d’évacuer les bureaux immédiatement. Les émeutes de mai 98 viennent de commencer.
Heureusement, Jayadi est toujours au poste. Nous partons directement à l’école chercher les filles. Les routes sont bondées. Les gens ne sachant pas vraiment ce qui se passe, n’ont qu’une seule idée en tête, récupérer les leurs et rentrer à l’abri de leur maison.
Jayadi s’arrête à cinq cent mètres de l’école, tout est bloqué, on ne peut plus avancer. Je descends et finis la route au sprint. En dehors de la circulation, tout semble calme, au moins dans ce quartier, mais l’angoisse me tord le ventre. Enfin, les portes de l’école. Beaucoup de personnes bloquent l’entrée et je lutte pour ne pas devenir hystérique. Moi qui n’ai jamais perdu mon sang-froid dans les pires situations nigérianes, je perds tous mes moyens quand il s’agit de mes enfants.
J’arrive à capter l’attention des maîtresses qui font sortir mes filles. Re-course dans le sens inverse pour rejoindre la voiture qui a à peine bougé et nous pouvons enfin faire demi-tour pour rentrer chez nous.
Enfin, nous arrivons à la maison, David est déjà là. Cela peut sembler ridicule, mais j’ai l’impression d’être à l’abri ici.
Nous observons l’évolution de la situation à la télévision. Les choses semblent vraiment sérieuses et pour la première fois de ma vie, j’ai peur.
Il est hors de question de s’aventurer à l’extérieur, nous ne savons pas à quoi ressemble le monde, passé la grille du jardin.
Heureusement, nous avons de grosses réserves de nourriture et d’eau accumulées depuis le début des tensions.
Nous sommes en contact permanent avec l’ambassade de France et notre entreprise. Le mot d’ordre général est d’évacuer. Les opérationnels doivent rester, mais cette fois, je suis contente de partir, je ne veux pas exposer mes filles inutilement.
Les émeutes ont commencé le jeudi à midi. Notre compagnie a affrété un avion le vendredi soir pour évacuer quatre cents personnes vers Singapour. Quatre cents dont nous ne faisons pas partie. Nous n’avons pas pu récupérer mon passeport, égaré entre les mains de l’agent chargé de renouveler le visa. Les organisateurs compatissent, mais ils ne peuvent pas se permettre de s’occuper du cas particulier que je représente et nous devons nous débrouiller seuls.
La situation devient critique. Les matins sont calmes, toutefois les festivités reprennent tous les après-midis et continuent une bonne partie de la nuit. Les Chinois sont la proie de la vindicte populaire. Il leur est principalement reproché d’avoir réussi par leur dur labeur là où peu d’Indonésiens ont essayé. Et pour un Chinois richissime hors de portée, ils saccagent des dizaines de petites épiceries et forcent des centaines de Chinois à abandonner toute une vie de travail pour repartir les mains vides. La plupart ne rassemblent que quelques affaires dans une valise et vendent leur voiture à l’aéroport pour une bouchée de pain.
Pour le moment, les émeutiers ne s’en prennent pas aux autres nationalités, mais personne ne peut prédire l’évolution de la situation et nous devons absolument réussir à partir.
Le samedi matin, nous tentons une sortie. Les routes sont complètement vides. Nous avons l’impression de circuler dans une ville fantôme, avec quelques carcasses d’immeubles brûlés et de temps en temps, au détour d’un carrefour, un char. L’ambiance est pesante quand nous arrivons enfin à l’ambassade.
Tout le personnel est à son poste. Quel soulagement ! Ils comprennent très rapidement la situation et me fournissent un nouveau passeport en moins d’une demi-heure. Ils me promettent également de contacter Air France et d’organiser notre évacuation dès que possible. Enfin, il y aura un représentant de l’ambassade à l’aéroport qui m’aidera à passer les contrôles de l’immigration. Il est vrai que présenter un passeport vierge en tant que ressortissante française peut être un peu compliqué.
Nous rentrons plus sereins et en profitons pour observer les alentours. Les rues sont encore désertes. Quand nous apercevons une banque brûlée à quelques centaines de mètres de notre domicile, nous réalisons à quel point les émeutes sont passées proches de nous.
À la maison, nous tuons le temps comme nous le pouvons, entre les reportages en boucle de CNN et les cocktails devant la piscine. Nous essayons de garder le moral afin de ne pas inquiéter les enfants. Elles ne se rendent compte de rien et sont plutôt contentes de ne pas aller à l’école avec leurs parents à la maison.
Dimanche, le représentant d’Air France nous contacte comme convenu. Il est abasourdi d’apprendre qu’une famille avec des enfants en bas âge soit encore ici et me promet que le prochain avion ne partira pas sans nous.
Ils ont détourné un avion de ligne de Kuala Lumpur pour venir chercher les derniers ressortissants, le lundi soir. Cela fait maintenant quatre jours que nous attendons dans ce stress permanent. Nous quittons la maison tôt le matin quand la ville est encore calme. David nous accompagne à l’aéroport. Il y a foule, il reste encore beaucoup de gens à évacuer. Tous ont fait le même calcul que moi et ont quitté la maison tôt pour attendre à l’aéroport jusqu’à l’avion du soir.
Nous nous installons aussi confortablement que possible pour passer la journée. Le plus dur étant évidemment d’occuper les filles. Quand nous montons enfin dans l’avion, cela fait quinze heures que nous avons quitté la maison.
À notre arrivée en France, les chaînes de télévision sont au rendez-vous. Exactement ce qu’il me fallait. Cela fait plus de trente heures que nous sommes partis, j’ai passé une bonne partie de ce temps à m’occuper de mes filles, sans parler du stress et du manque de sommeil de ces derniers jours. Je laisse derrière moi mon mari et l’ensemble de nos biens. On a beau me garantir que la sécurité de mon mari est assurée et qu’il sera évacué si la situation s’empire, je regrette déjà d’être partie. Aussi, quand, me plantant une caméra en pleine figure, un journaliste caché derrière son micro me demande pourquoi j’ai quitté Jakarta, j’hésite entre mépris, colère ou ironie. Je choisis la dernière et lui déclare être rentrée pour les soldes. Quelques questions idiotes suivies par des réponses tout aussi bêtes plus tard, il m’abandonne pour se jeter sur sa prochaine proie qui sera peut-être plus coopérative.
Un autre journaliste me guette, de radio cette fois, qui me pose des questions plutôt intelligentes, de politique indonésienne. Je reste quelques minutes encore avant de parvenir à m’éclipser. Je suis épuisée, je veux juste rentrer chez moi. Ou du moins dans l’abri provisoire que je pourrai trouver.
Les nouvelles sont plutôt positives. Suharto, le dictateur indonésien, a démissionné sous la pression de la rue et la situation semble revenir progressivement à la normale.
Nous nous sommes installés chez mon père et sa partenaire. La maison est petite, l’ambiance électrique et je n’ai qu’une envie, rejoindre David, retourner à Jakarta.
Je harcèle mon chef pour revenir. La plupart des familles en ont profité pour rester en vacances, maintenant que l’école est finie pour l’été, mais je veux rentrer. Je ne suis pas chez moi en France, mon chez-moi est là où se trouvent mon mari, mes enfants et ma maison.
Au bout de deux semaines, nous obtenons enfin le feu vert. Mes dossiers chauffent et mon chef n’a pas d’autre choix que de faire une exception et d’accepter que je revienne avec les enfants. Quand je rentre, la vie a repris ses droits et la situation semble presque normale. Entre les compagnies qui ont fait faillite avec la crise, les programmes de développement qui ont été abandonnés et les boîtes qui ont jeté l’éponge à la suite des dernières émeutes, le nombre d’expatriés a été divisé par cinq en quelques mois. La situation économique est très changée, ce qui met en position de force les sociétés qui sont restées et rend mon travail d’achats très différent et passionnant.
Quelques mois plus tard, mon chef a changé, je ne m’entends pas bien avec le nouveau. Alors quand David est transféré en Algérie sur un poste en rotation, on se dit que c’est peut-être le moment de relocaliser notre foyer en France.
Et voilà, de retour à la case de départ.
Juillet 1999