Je suis la seule stagiaire de la base et les ingénieurs se donnent le mot pour m’emmener sur le rig. J’effectue de nombreuses missions en un temps record. Cela a pour conséquence de m’aguerrir et l’ingénieur en titre me laisse de plus en plus d’opportunités de travailler directement sur l’ordinateur.
Je lui prouve ma reconnaissance éternelle en me chargeant des corvées comme vérifier les outils et imprimer les longs films des logs.
Je suis si sûre de moi… Marchant dans l’ombre de mon tuteur, sans autre responsabilité que de lui obéir, sans craindre les conséquences. Cependant, cette situation confortable ne peut pas s’éterniser et après quatre mois de ce traitement, je me sens prête à passer le test ultime qui signifiera la fin de ma formation. Cela se déroule sur un vrai job, en compagnie de l’ingénieur et du FSM qui viendra à bord pour juger mon niveau.
Moi qui n’angoissais jamais à l’approche des examens scolaires, je panique un peu à la veille de cette épreuve.
Quand le grand jour arrive, je suis aussi mal préparée que possible. Une autre mission m’a retardée sur une plate-forme, au point que je n’ai pas pu me mettre en condition avant le début du test sur un rig à terre (avec les outils opérés à partir d’un camion).
C’est la première fois que je viens sur cette unité et je ne connais ni le camion, ni les instruments, ni le rig lui-même. De plus, je n’ai jamais travaillé sur un rig à terre et pour ne rien arranger, j’arrive tellement tard que je n’ai pas le temps de me faire la main sur cet équipement en vérifiant le bon fonctionnement des outils qui appartiennent à un autre ingénieur.
« Appartiennent » est un grand mot, mais chaque ingénieur est responsable d’un ensemble d’outils valant plusieurs millions d’euros qu’il se doit de maintenir en bon état.
Donc les choses débutent sous un mauvais augure. Le FSM n’est pas encore arrivé. Il n’est qu’à une heure de route et a promis de nous rejoindre ultérieurement. Le premier outil que je mets dans le puits montre des mesures erratiques. Je tente de récupérer des données et je m’escrime sur l’ordinateur. La panique me gagne. Malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à faire redémarrer l’outil et je dois le sortir du puits pour le remplacer. Heureusement, il y en a un deuxième sur place. La suite de la mission sera à l’avenant, avec les outils tombant en panne les uns après les autres et l’ingénieur en charge doit bientôt tout reprendre en main. Nous ne sommes pas trop de deux pour essayer de réparer les dégâts.
Nous flirtons avec la catastrophe en permanence. Les outils, bourrés d’électronique, descendent au fond du puits, où la température est supérieure à 120 degrés Celsius et la pression tourne aux alentours des 1000 bars. Nous sommes en limite de la technologie et les outils tombent parfois en panne.
La panne peut être accélérée par une maintenance négligée. Tout se joue avant le début de la mission, les chances d’une mauvaise manœuvre irrattrapable pendant l’exécution sont quasiment nulles. Si je ne suis pas rendue responsable des problèmes rencontrés, le test ne peut pas être validé. J’aurais pu éventuellement être jugée sur ma manière de réagir, mais ce serait un peu abusif, car l’expérience joue un grand rôle dans ces situations.
J’attendrai à peine quinze jours avant de repartir pour retenter ma chance. Il s’agit d’une barge dans les marécages que je connais assez bien.
Cette fois, je suis arrivée en avance. J’ai pu faire une simulation de chaque combinaison d’outils et de vérifier que tout marche bien. Nous sommes avec deux techniciens, Franck le chef d’équipe et Smart son aide. Dès le début, Smart se montre très peu coopératif et refuse d’exécuter certaines de mes instructions, quand il n’y met pas une mauvaise volonté plus qu’évidente. Je dois me fâcher au beau milieu de la mission, ce qui a au moins pour avantage de m’aider à relâcher un peu de pression. A-t-il estimé que c’était son devoir de tester une novice ou est-il réticent à prendre des ordres d’une femme ? Je ne le saurai jamais réellement.
Finalement, je réussis le test, non pas avec honneur, mais suffisamment bien pour avoir le droit au titre d’Ingénieure Terrain. Cela veut dire qu’après la prochaine session du centre de formation de Parme, je partirai en mission toute seule. Avec en bonus la promotion, le changement de statut et l’augmentation de salaire. Dès mon retour en ville, nous fêtons cela dignement. Tous sont passés par là et je n’ai pas besoin d’exprimer à voix haute ce que je ressens pour être comprise.
Les épreuves sont finies et pour la première fois, je suis sûre de réussir.
Je suis assez excitée à l’idée de retourner à Parme. Cette deuxième partie de la formation est supposée être beaucoup plus tranquille que la première n’étant plus considérée comme une sélection. Ce sont presque des vacances, je vais enfin pouvoir visiter la ville, faire du shopping et dépenser mes premiers salaires. Il n’y a pas de magasin à Warri ce qui limite beaucoup les tentations pour une jeune embauchée qui n’a jamais gagné d’argent de sa vie et qui a une faim de dépenses comme toute personne qui se retrouve avec ce que je considère comme une petite fortune sur son compte en banque. Et bien sûr, je ne peux pas attendre de me retrouver près d’un téléphone qui marche pour contacter ma famille et tous mes amis à qui j’ai tant de choses à raconter.
Le téléphone est quasi inexistant au Nigeria. Le seul moyen d’obtenir une ligne internationale est d’affronter les embouteillages afin de rejoindre au bout d’une heure le centre téléphonique de Warri. Après une demi-heure d’attente, c’est notre tour et une employée s’escrime pendant une autre demi-heure à obtenir notre ligne en composant le numéro sur un appareil antique à cadran rond. Et le miracle de la voix connue au bout du fil qui opère… Pendant cinq minutes au milieu des grésillements, jusqu’à la coupure inévitable. En général, on perd sa motivation dès le deuxième appel. On apprend très vite aux parents à ne pas s’inquiéter s’ils ne reçoivent pas de nouvelles. Après tout, un avion qui s’écrase, les journaux en parlent !
Je suis beaucoup plus sûre de moi que la première fois, mais vu le relationnel qui s’était instauré, je me sens un peu angoissée à l’idée de retrouver ces compagnons que je n’ai pas vus depuis quatre mois.
Mais je suis fière d’avoir déjà passé le test, ce qui est une performance relative. Il s’avérera que nous ne sommes que quatre à avoir réussi cet exploit avant de revenir à Parme.
J’ai la surprise de retrouver mon premier FSM qui m’avait accueillie si froidement à mon arrivée au Nigeria. Il a été nommé directeur du centre de formation. Il faut avouer que ce poste cadre bien avec son caractère. Il semble adorer avoir cette cour de jeunes ingénieurs qui vivent dans la crainte de se faire renvoyer. Je ne parle pas de nous, bien entendu, mais des malchanceux qui doivent faire la première partie de l’école avec lui.
La plupart de mes collègues sont vraiment heureux d’être de retour. Venant d’endroits aussi inhospitaliers que la jungle, le désert ou les marécages, se retrouver dans une ville aussi belle et pleine de vie que Parme est un bonheur incomparable.
Notre séjour est aussi différent que possible du précédent. Nous sortons beaucoup et travaillons peu. Nous faisons beaucoup de sport et allons jusqu’à organiser un tournoi de squash. Je n’ai pas fait de sport depuis ma sortie de l’université et mon état physique général s’en ressent. Nous passons un week-end au ski. Notre ami nigérian qui n’a jamais vu la neige n’apprécie que très moyennement et finit à pied sur le bord de la piste, les skis sur l’épaule.
Le directeur arrive à se faire détester d’à peu près tout le monde après avoir voulu nous impressionner par la manière forte sans réaliser que nous avions maintenant gagné suffisamment d’assurance pour ne pas craindre cet homme au physique imposant qui s’escrime en vain à noircir le tableau de notre séjour ici.
Mes relations avec les autres se sont légèrement améliorées principalement parce que toute tension a disparu et que nous sommes plus proches de la colonie de vacances que du camp disciplinaire.
Je me lie d’amitié avec les assistantes et je me joins une fois par semaine à leurs sorties entre femmes où on laisse mari et petit copain à la maison pour aller s’amuser entre nous. Mon italien s’améliore au cours de ces sorties et je fais mourir les garçons de jalousie, eux qui aimeraient bien approcher ces Italiennes de plus près. Il faut dire qu’elles sont particulièrement inaccessibles. Surtout que les membres de notre groupe, aidés par la boisson, ne se conduisent pas toujours de manière élégante. Cela ne cadre pas avec la culture italienne et nous sommes considérés comme des bêtes curieuses partout où nous allons. Après le Nigeria, rien d’exceptionnel.
J’arrive à me rapprocher de quelques-uns de mes collègues, même de ceux qui forment le cœur du groupe et créent toute l’ambiance. Tom, un Anglais, en fait partie et lui que je soupçonnais fortement d’avoir été quelque peu amoureux de Francesca ne cache pas qu’il n’apprécie pas particulièrement ma compagnie, même s’il reste toujours poli à mon égard.
La fin du cours approche beaucoup trop vite et j’appréhende un peu de retourner au Nigeria. Le moment tant attendu d’opérer en tant qu’ingénieure autonome est arrivé. Je vais devoir affronter mes responsabilités sans me cacher derrière mon tuteur.
Nous nous quittons au bout d’un mois avec regret. Je ne pense pas retrouver un jour cette ambiance de labeur et de complicité pour braver le système que nous avons connue ici.
Je fais un retour en fanfare ou du moins en vainqueur à Warri. Les choses sérieuses vont enfin pouvoir commencer, nous sommes début juin. En 10 mois, je n’ai pas fait gagner un seul dollar à l’entreprise.
Dès mon arrivée, j’ai le droit aux félicitations de mon FSM, assorties d’une affectation sur une plate-forme appelée Western Polaris I. Ce rig est en pleine mer, à une heure d’hélicoptère.
Mon rig, Mon équipe, Mes outils et Mes équipements : j’y suis arrivée !
Je me mets donc à travailler pour des Américains, Texans, à l’accent à couper au couteau, que j’ai beaucoup de mal à comprendre. Je dois régulièrement faire appel à d’autres anglo-saxons pour me répéter de façon compréhensible les instructions du chef de bord. Cela commence bien, non seulement femme, mais incapable de comprendre l’anglais.
Je prépare mes outils en ville et attends, nerveuse, ma première mission en solo. Je pars deux jours à l’avance pour bien prendre connaissance avec les installations à bord et pour vérifier une ultime fois mes outils avant mon premier job.
Je suis assez bien accueillie à mon arrivée et je fais connaissance avec ceux que je vais dorénavant fréquenter pendant mes longs séjours à bord.
La population d’un rig est constituée de plusieurs groupes. Dans les équipes de forage, on retrouve des expatriés en rotation qui restent un mois à bord avant de rentrer pour un mois et des travailleurs locaux qui restent environ deux semaines avant de descendre pour une semaine. Ils travaillent douze heures par jour en deux postes. Puis il y a les représentants du client qui restent une à deux semaines à bord avant d’être remplacés. Et enfin, les employés des compagnies de service qui, comme moi, ne viennent « que » le temps de remplir leur mission, laquelle peut durer plusieurs semaines ! L’espace est très limité et on se promène entre l’unité, où il y a à juste assez de place pour une chaise, l’espace des opérations où se chevauchent les câbles et les tuyaux, la chambre aux lits superposés et les parties communes qu’on partage à 80. Très vite, on aspire à un peu de liberté, à des espaces de marche plus grands que le hélideck, à une vraie chambre individuelle. En bref, à redescendre à terre.
Le jeu, pour le client, est de nous garder le plus longtemps possible à bord pour être sûr que nous ne reviendrons pas en retard et pour nous de profiter de toutes les occasions pour retourner en ville. C’est un plaisir insoupçonné de voir quelques nouvelles têtes, sortir, boire et avoir un peu d’espace à soi.
Ceux qui vivent à bord en rotation forment une famille et ils acceptent plus ou moins bien les intrus qui ne participent pas à la vie du rig.
C’est une première ce job sur un rig où personne ne me connaît et qui n’a jamais vu d’ingénieurE. Un test grandeur nature que tout le monde attend avant d’émettre un jugement sur cette femelle qui veut faire croire qu’elle peut faire un métier d’homme.
Dès mon arrivée, je sens une certaine hostilité de la part du second à bord néo-zélandais qui me reproche autant d’être une femme que de faire partie de cette nation qui envoie des agents bombarder un bateau sur les côtes de son pays[1].
Je suis suffisamment sous pression pour ne pas supporter très longtemps les remarques désagréables qu’il se sent constamment obligé de me faire et rapidement nous atteignons le stade du conflit ouvert. Mon sens de l’humour légendaire s’effrite.
Après avoir revérifié les outils et l’ordinateur, et relu mes manuels techniques, je commence à trouver l’attente un peu longue et mauvaise pour le moral.
Enfin, ils ont fini de forer et ils sortent du puits pour me laisser la place. Je sais que j’ai encore plusieurs heures devant moi, mais maintenant les dés sont jetés. Le job arrive et je suis seule à bord, sans échappatoire. Je n’ai plus le choix, je dois me lancer. Aucune possibilité de fuite. Bien sûr, cela commence au milieu de la nuit, bien sûr je n’ai pas réussi à m’endormir auparavant et bien sûr je suis fatiguée alors que j’attaque une activité qui va durer entre trente et quarante heures.
Durant tout ce temps, je ne quitte mon unité que pour aller sur le rig floor (endroit où les outils descendent dans le puits).
Dans l’effervescence générale, nous assemblons nos outils et les faisons descendre. J’aime cette opération purement mécanique qui signifie le début du travail et permet de se concentrer avant d’attaquer les choses sérieuses.
Au cours de la descente, mon cœur s’arrête de battre au moment où je tourne le bouton qui envoie le courant dans le train d’outil. Je ressentirai cette angoisse tout au long de ma carrière. C’est l’instant de vérité : ou tout va bien ou les équipements sont en panne et les gros ennuis commencent. Cette fois-ci, pas de problème. J’étouffe un ouf de soulagement et me sens confiante pour affronter la suite.
Pendant la remontée, mon outil a des problèmes et se met à prendre des mesures complètement loufoques heureusement en dehors de la zone qui intéresse le client. J’essaye de redescendre et de recommencer la zone. L’outil ne veut rien entendre. Je sens la sueur couler le long du dos, je ne veux pas le montrer, mais je suis proche de la panique. Au bout d’un moment, je suis obligée d’abandonner, l’outil refuse définitivement de fonctionner. Heureusement, nous sommes en dehors de la zone étudiée, mais je ne suis pas très fière du résultat que je présente au client. À mon retour sur la base, je reçois de nombreuses remontrances de la part de mon FSM qui m’explique comment j’aurai pu améliorer ce log. Cet épisode donne l’occasion au client de dire qu’il ne veut pas de moi et que je devrais être remplacée par un ingénieur plus expérimenté (et homme aussi ?). Cela me vaudra de passer de longues heures en ville à vérifier mes outils encore et encore sans jamais réussir à reproduire le problème. Ils deviendront les outils maudits de Warri après avoir renouvelé le même comportement au cours d’un autre job, avec un autre ingénieur, sans jamais vouloir le reproduire en ville pour nous permettre de diagnostiquer le problème. Il est sûr que je n’oublierai pas mon job initiatique.
À mon retour en ville, je passe dix jours très intensifs entre les visites chez le client et la révision de mes outils, avant de finalement me convaincre que je peux les renvoyer à bord de Western Polaris I pour le prochain job à venir dans cinq jours.
Ce soir-là, j’appelle mon ami Pascal. Pascal ? C’est un Français, arrivé au Nigeria quelques semaines avant moi, en charge du département mécanique et de l’entretien des engins. En dehors du chef, nous étions les seuls Français et très rapidement de forts liens amicaux se sont créés. Il reste toujours en ville et me sert généralement de chevalier servant pour sortir en boîte, de confident après mes histoires d’amour et de compagnon pour partir à la découverte de Warri et de ses environs.
Je l’emmène ce soir avec l’intention avouée de boire beaucoup, de m’amuser encore plus et surtout d’oublier que mon premier job a été un fiasco. Ce job que j’attendais avec tant d’impatience et qui devait me laisser un souvenir impérissable ! Je dois repartir sur de nouvelles bases. Nous passons prendre des amis français, Nicolas et Pierre afin d’entamer la tournée des bars de Warri. Nous buvons quelques apéritifs pour la route et nous voilà partis pour notre bar favori : le Beach Comber après que Pascal ait été rappelé à la base.
Je conduis moi-même. Pratiquement toutes les compagnies hormis la nôtre, utilisent des chauffeurs pour leurs expatriés et il est plutôt inhabituel de voir une femme blanche au volant.
Il n’y a pas de place devant la porte. Je décide de me garer de l’autre côté de la route, dans un coin mal éclairé. Pierre et Nicolas descendent de voiture et se dirigent vers le bar pendant que je manœuvre. Je m’apprête à descendre de voiture quand une bande s’approche de moi en criant quelque chose. Je pense tout d’abord qu’ils veulent que je me gare plus loin et je râle un peu. À ce moment-là, je ne réalise absolument pas ce qui se trame. J’entends un bruit sourd qui ressemble à un échappement de voiture mal réglé, tout à fait classique ici. Et ce n’est qu’après senti le canon d’un pistolet sur la tempe que je comprends enfin que leurs intentions ne sont pas pacifiques.
Nous avons été formés à affronter toutes les situations et nous savons qu’en cas d’attaque, il faut garder son sang-froid, donner ce que demandent les assaillants sans résistance et surtout ne pas les dévisager pour montrer qu’on ne pourra pas les reconnaître. Si la théorie est simple, rien ne nous prépare à la pratique ! Je n’ai pas eu le temps de crier ni même de paniquer qu’un voleur me donne un coup-de-poing au visage pendant que l’autre me tire violemment dehors. Ils sautent dans la voiture et démarrent avant que je puisse réagir et je me retrouve au milieu de la route, les bras ballants, médusée. Ceci est un cauchemar ! Le tout n’a pas duré une minute.
Dans un état second, je regarde autour de moi à la recherche de témoins pour confirmer que tout cela est bien réel. Alors seulement, je remarque qu’il n’y a plus un seul piéton sur la chaussée, la faune habituelle a disparu ; ils se sont tous réfugiés dans le bar. Pierre et Nicolas s’y trouvent également. Sous le choc, je leur hurle dessus : vous m’avez abandonnée ! Pourquoi n’êtes-vous pas restés pour me porter secours ? Ils ne me répondent pas et me montrent leurs jambes ensanglantées. Cela me calme instantanément. Mes amis m’expliquent qu’ils sont retournés sur leur pas quand ils ont remarqué la bande qui entourait la voiture. Sans même comprendre la situation, ils se sont fait tirer dessus par des voleurs effrayés avant de se faire entraîner à l’intérieur par une foule paniquée. C’était cela le bruit de pot d’échappement !
Le bar grouille d’expatriés qui ont apparemment tous vécu plein de guerres et autres situations extrêmes et savent exactement quoi faire dans cette situation. Nous devons nous enfuir rapidement alors que l’un propose de verser du whisky sur les plaies pendant que l’autre préconise plutôt le garrot.
J’attrape un taxi pour les emmener au plus vite vers l’une des cliniques les plus propres et réputées du secteur, ce qui me semble finalement le moyen le plus classique peut-être, mais surtout le plus sûr de tous.
Mon cerveau est vidé. J’attends dans la salle d’attente quand mon chef arrive. Une bush-baby l’a prévenu. Je le mets au courant des événements du début de la nuit. Après avoir confirmé qu’ils ne couraient aucun danger, nous laissons Pierre et Nicolas aux mains de l’équipe soignante pour nous rendre au poste de police faire notre rapport. Mes amis s’en sortent avec quelques plombs depuis les cuisses jusqu’aux pieds, aucun organe vital n’a été touché. Ils seront rapatriés en France, et se remettront tous les deux très bien, avec juste ce qu’il faut de cicatrices de guerre pour animer les soirées mondaines. Après cette aventure, Pierre ne reviendra pas au Nigeria. Je retrouverai Nicolas peu après.
Quand nous arrivons au poste, personne ne semble se préoccuper de notre sort. Nous restons là un temps qui nous semble interminable. Il n’y a pas de chaise et mes jambes flageolent. Quand enfin, un policier s’occupe de nous, il nous demande de remplir un questionnaire avant de faire un rapport qui va rejoindre les autres sur la table. N’ayant aucun détail à donner au sujet de mes agresseurs, les espoirs de les retrouver sont plutôt minces, mais c’est le cadet de mes soucis à l’heure actuelle. Nous finissons assez tard nos démarches administratives et je commence à ressentir le contrecoup de l’attaque. Mon FSM, un Français au nom de Laurent qui est arrivé six mois auparavant, ne m’apporte aucun soutien moral et me reprend plusieurs fois quand il trouve que je me laisse aller. Pas de pleurnicheuse dans la troupe ! Cela se confirme le lendemain quand il trouve tout à fait normal que je vienne à la base. En début d’après-midi, je lui demande une voiture pour retourner à la clinique. Il me répond avec impatience que je n’ai qu’à emprunter une voiture à un de mes collègues. J’aurai préféré une voiture avec chauffeur, mais il ne lui vient pas à l’idée que je puisse être angoissée à l’idée de conduire moi-même. Ce que je fais, portières fermées à clef, accrochée au volant et lançant des coups d’œil soupçonneux à chaque piéton que je croise.
Après tout, je fais un métier d’homme, dans un environnement dur, je n’ai pas été blessée, alors pourquoi devrais-je éprouver le besoin d’un support moral comme une midinette ?
Le grand patron du Nigeria, résidant à Lagos, me rend visite quelques jours plus tard et commence son discours en me disant de ne pas m’inquiéter pour la voiture. J’arrive à me retenir de lui dire que cela ne m’était même pas venu à l’esprit et que ma peau me semblait, tout au moins à mes yeux, infiniment plus importante qu’une 504 Peugeot même si c’est la voiture reine du Nigeria.
Il finit tout de même par me demander comment je me sens et me dit que même si je vais bien maintenant, je risquais de ressentir le contrecoup émotionnel quelques mois plus tard. Si cela m’arrivait, et si je me mettais à détester le pays et ses habitants, je devrais l’avertir pour qu’il me transfère hors du Nigeria.
En cette période négative, il est le seul à m’apporter un peu de soutien et à anticiper que mon aventure puisse dégénérer en phobie à moyen terme.
Je repars avec joie le lendemain sur Western Polaris I. Je sais y être en sécurité. Le travail intensif, sans problème cette fois, me permet d’oublier ce qui vient de se passer. Je retrouve la ville dix jours plus tard beaucoup plus sereine que je ne l’avais quittée.
Cette alternance, entre la ville où je sors toujours autant et le rig où je travaille avec acharnement pour qu’on reconnaisse professionnalisme, fait passer les mois suivants rapidement. Le client finit enfin par dire à mon supérieur qu’il est très content de moi et ne veut surtout pas qu’on me change. Il ne l’avouera évidemment jamais, mais je pense qu’il a admis l’avantage que je représente à faire le même travail qu’un homme tout en apportant ma touche féminine à bord pour la joie de ces messieurs. Et je donne à plaisir dans la caricature. Ce n’est pas juste pour les surprendre que j’ai sorti ma broderie la première fois, c’est que je me suis prise de passion pour le point de croix. C’est un hobby parfait pour cette vie : cela tient peu de place dans le sac et n’est jamais terminé. Idéal pour les longues soirées quand, bloquée sur le rig, j’ai épuisé toutes les autres sources de loisir, lu les livres disponibles, vu les cassettes vidéo trois fois et abandonné les sujets de conversation avec des compagnons que je n’ai pas choisis.
Ce matin, nous partons sur le rig pour une nouvelle mission. À priori, c’est une mission normale, je sais que ce sera long, mais pas très compliqué. Par réflexe, je vérifie rapidement mon sac. Comme d’habitude, mes opérateurs embarquent dans la voiture les pièces détachées dont nous aurons besoin et nous voilà partis.
Le reste fait maintenant partie de la routine, plus personne ne s’étonne de ma venue, je fais partie des meubles.
Je passe une bonne nuit à bord après avoir préparé mes outils et le job commence au petit matin, dans des conditions idéales. Je m’installe confortablement dans mon unité en prévision des longues heures à venir. Le soir, je me sens fiévreuse. Je profite d’une courte pause pour rendre visite au médecin qui me diagnostique sans surprise une montée de paludisme.
Ce n’est pas la première et je sais maintenant reconnaître les symptômes : fièvre, tremblements, sensation de froid intense, douleurs abdominales, diarrhées, migraines, courbatures. Une grosse grippe, en pire. Il faut dire que j’ai abandonné depuis longtemps la prévention anti-paludisme. Je n’arrivais pas à la suivre régulièrement et elle a la désagréable réputation de provoquer des effets secondaires à long terme.
Sortir dans la chaleur moite ne me réchauffe même pas. Je vais chercher des couvertures quand je claque des dents en face de mon ordinateur. Seul un doigt qui continue à taper sur le clavier, dépasse de cette boule de laine, mais je sais que les médicaments vont bientôt agir.
Je passe les trente-six heures qui suivent à trembler, transpirer et boire des litres d’eau sans arrêter le travail. Il n’y a personne pour me remplacer et je ne peux pas abandonner mon unité. Heureusement, mon état ne s’empire pas, il semble qu’une fois de plus j’en sois quitte pour un accès de paludisme mineur qui ne nécessite pas d’hospitalisation.
La fin du job correspond à la fin de la crise et je reste à bord deux jours de plus à dormir pour récupérer avant de redescendre en ville.
J’accumule les expériences et maintenant, je fais partie du club des ingénieurs expérimentés. Quelques mois après mon premier job, Hervé, l’examinateur de conduite, vient de France nous rendre visite. Il vient régulièrement vérifier que nous sommes toujours aptes à conduire les voitures de chantier. Cette fois, il a été chargé de tourner un film sur la sécurité au travail. Manque de chance, je suis la première à partir en mission et il m’accompagne. Début d’une carrière cinématographique à diffusion interne ? Mais passons aux choses sérieuses, je sermonne mes aides, il est hors de question de nous ridiculiser. Nous révisons les règles de base ainsi que les postures de levage lourd. Tout se passe pour le mieux et Hervé filme pendant la conduite des opérations. Dans notre métier, nous manipulons des matières dangereuses, telles que des explosifs ou des sources radioactives. Ces opérations sont évidemment régies par des mesures de sécurité drastiques. Nous surveillons toute source de courant même induit, et au moment fatidique, j’éloigne tout le monde et je reste seule face au danger. Je suis seule quand je connecte le détonateur avant d’envoyer l’outil bourré de charges explosives au fond du puits. Et s’il y avait un accident, je serais la seule victime. Il n’y a pas de seconde chance ! C’est la meilleure des motivations. Je ne prends jamais de risque et j’applique toujours les procédures de sécurité à la lettre.
Aujourd’hui, pas d’explosif, je me contenterai des sources radioactives.
Le risque est différent et le jeu est de limiter au maximum le temps d’exposition. Nous portons un badge qui enregistre en permanence la radioactivité absorbée pour vérifier que nous sommes toujours sous les limites de sécurité, elles-mêmes bien en dessous du niveau dangereux. C’est une manipulation assez classique. On dépose le container en plomb près du puits, à l’aide de pinces spéciales allongées, on place la source cylindrique dans l’outil avant que les aides ne le descendent rapidement. De nouveau, l’ingénieure est seule pendant cette opération.
Ce jour-là, je n’y arrive pas. J’introduis la source dans la chemise de l’outil comme à l’accoutumée, sauf que je n’arrive pas à la refermer. Je suis consciente de la caméra pointée sur moi. La vis tourne dans le vide pendant qu’Hervé filme. Je réessaye plusieurs fois sans succès et Hervé filme encore. Je m’énerve et Hervé filme toujours. Evidemment, cela ne m’arrive jamais sauf quand je suis filmée. Au final, je prends une grande respiration et je remets la source dans son container ; puis je nettoie soigneusement le filetage avant de recommencer en douceur, sans paniquer. Cette fois, pas d’incident. Je n’ai jamais vu la vidéo et je ne sais pas si la séquence de la première tentative avortée, assortie de mes jurons, est restée comme un cas d’école de ce qu’il ne faut surtout pas faire.
En septembre, je tente enfin de prendre mes premières vacances depuis un an.
Je retarde une première fois pour cause de travail urgent. Puis les ouvriers démarrent une grève. Le show doit continuer ! Toutes les forces vives de la base sont mobilisées pour que le client ne s’aperçoive de rien. Nous partons sur le rig à deux ingénieurs et couvrons l’ensemble des jobs ainsi. Cette situation dure depuis dix jours, tous les ingénieurs sont épuisés de cette cadence. Nous sommes fatigués de ces négociations qui s’éternisent et décidons que l’un d’entre nous devrait parler au management. Les autres se retournent en bloc vers moi : je devrais y aller, car je suis la seule du groupe avec suffisamment de « couilles » (en anglais, dans le texte).
Mais la grève se termine enfin et je peux partir.
Je n’ai que dix jours devant moi. C’est suffisant pour réaliser un vieux rêve d’enfant : un safari au Kenya.
J’inaugure pour l’occasion mon superbe appareil photo, je loue un quatre-quatre avec son chauffeur-guide, son matériel de camping et nous voilà partis à l’aventure en dehors des chemins battus et des voyages organisés.
Evidemment, rien ne se passe comme prévu. Dans la précipitation du départ, j’ai oublié mes lunettes et je me déplace dans un flou artistique. J’achète des jumelles. Je donne l’instruction à mon compagnon de stopper la voiture afin que je puisse les dégainer dès que nous croisons un animal.
Au troisième soir, j’ai le droit à une déclaration de la part du guide qui imagine que toute femelle isolée est en recherche d’aventure. Bien sûr, cette déclaration se heurte à une fin de non-recevoir dans laquelle je le menace de téléphoner à sa direction pour changer d’accompagnateur au prochain écart. Je sais, la menace est facile, mais c’est la méthode la plus sûre pour être tranquille.
Bien sûr, nous n’avons pas le droit de sortir des chemins tout tracés et quand j’insiste pour prendre le volant pour conduire hors-piste, je dois affronter la mauvaise humeur du guide. Puis nous nous faisons charger par un éléphant solitaire dont nous avons apparemment empiété le territoire. Il avait raison, les chemins doivent être plus sûrs, mais tellement moins drôles.
Il va de soi que nous n’avons pas le droit de planter la tente en dehors des zones réservées au camping où nous côtoyons une foule de touristes que je cherche à soigneusement éviter. Et pour couronner le tout, quand je fais développer les photos, les pellicules ont pris un coup de chaleur ou un coup rayons mal dosés. Le résultat de mon périple est trois photos, douze films voilés irrécupérables et des souvenirs pleins la tête.
[1] Le Rainbow Warrior, navire de Greenpeace, a été bombardé par les services de renseignement français dans le port d’Auckland le 10 juillet 1985. Le navire était en route pour protester contre les essais nucléaires français à Mururoa.