Chapitre 6 – La rencontre

Les vacances sont déjà finies. Je rentre assez peu reposée. Je suis en pleine overdose du continent africain. Je ne crois pas que c’était une bonne idée de partir au Kenya, en définitive. J’avais besoin d’une vraie coupure que ce voyage ne m’a pas apportée.

Dès mon arrivée, je fais connaissance avec mon retour de choc, mon PTSD. Je n’y croyais pas, non, pas moi, je ne suis pas du genre à psycho-somatiser. Il faut se rendre à l’évidence, je reçois en pleine figure un grand contrecoup de l’attaque. Je perds mon insouciance coutumière, m’effrayant de tout incident mineur qui se déroule en ma présence, observant d’un air soupçonneux toute personne qui éternue devant moi et limitant mes sorties nocturnes. En gros, je me comporte comme ces expatriés qui vivent le pays en décalé, du fond de leur camp protégé. Au point que même Pascal finit par me dire de réagir avant de rencontrer de sérieux problèmes.

Je dois quitter Warri. Je ne peux plus vivre ainsi, trouvant comme seul refuge mes jobs sur le rig. Mes supérieurs directs me promettent d’en référer. Deux mois plus tard, j’en suis toujours au même point.

Je m’impatiente sérieusement et pourtant tout va maintenant à merveille sur le rig. En ville, je m’ennuie à passer mes longues soirées tropicales devant des vidéos ou à écouter les blagues légèrement récurrentes de mes collègues.

Aussi quand arrive la fin de l’année et le temps des appréciations, supposées qualifier notre niveau de compétence, je profite de la place laissée aux commentaires personnels pour me plaindre de ne pas recevoir de réponse à mes demandes répétées de transfert après les promesses qui m’avaient été faites. Ce rapport remonte jusqu’au siège à Paris et ma prose a au moins pour effet de faire réagir ma hiérarchie rapidement.

Je reçois une convocation : je dois rencontrer notre chef de Pays à Lagos à l’occasion de mon départ en vacances annuelles. L’entrevue se passe très bien et il me demande quelles langues je parle. En dehors de l’anglais et du français, je parle couramment le portugais ayant passé sept mois au Brésil pour mon stage de fin d’études. Il me dit que cela pourrait être possible de m’y envoyer. Où ? Quand ? Maintenant ? Je suis déjà partie. Pas besoin de faire mes valises. Le rêve suprême, qui n’est qu’un rêve, et pour le moment, mon avion m’attend.

Je pars donc en vacances le cœur léger et plein d’espoirs pour l’avenir.

Je passe les fêtes de fin d’année en famille, à la joie de mes parents qui ne m’ont pas vue depuis bientôt un an. Le temps de rendre visite à tout le monde et je repars très vite accomplir mon second rêve d’enfance ou plutôt d’adolescence, le tour de l’Inde. Je le fais en l’honneur de mes excursions de routarde quand j’étais une étudiante sans le sou et du tour du monde en sac à dos que je m’étais promis d’effectuer à la fin de mes études.

On ne devrait jamais réaliser ses rêves trop tard. J’essaye de me remettre dans l’ambiance. C’est difficile de s’intéresser aux histoires de ces types plus ou moins paumés quand on a soi-même une vie passionnante. Ils me fascinaient avec la liste des pays qu’ils ont visités, sauf qu’aujourd’hui, je vis en Afrique et mes aventures n’ont plus rien à envier aux leurs. Je n’ai plus goût à ces visites superficielles où finalement on rencontre plus de routards que d’habitants locaux. L’esprit change quand on ne court aucun risque et qu’il suffit de sortir la carte bleue pour se payer un hôtel cinq étoiles, le jour où on en a assez de dormir dans des auberges de jeunesse dortoirs. Je vivais à plein ce voyage qui m’emmena depuis l’Inde jusqu’en Thaïlande me promener dans le triangle d’or, dormant dans les villages reculés et me lavant au puits, puis en Malaisie pour la plage et à Singapour pour le shopping. Et enfin, retour au bercail après deux mois de vadrouille.

Le Nigeria me manquerait presque et je réalise avec surprise que j’y retourne comme on rentre à la maison après une longue absence, contente de retrouver mon chez-moi, mes amis qui sont comme ma famille avec un million d’histoires à raconter.

C’est bien là que se trouve ma vraie vie.

C’est une Magali regonflée à bloc qui atterrit pour la cinquième fois au Nigeria, confiante dans l’avenir et surtout dans l’attente d’un transfert qui ne saurait plus tarder.

À mon retour, on m’assigne une stagiaire. Je fais donc maintenant partie du club des anciennes qui forment les nouveaux. J’ai 23 ans ! Elle s’appelle Fatou et est nigériane. Elle est plutôt sûre d’elle et traite nos aides avec hauteur, engendrant quelques conflits au passage. Elle a un bon niveau et a déjà passé la terrible épreuve de Parme. Je n’ai aucun doute qu’elle deviendra une bonne ingénieure terrain.

J’essaie de lui laisser le maximum d’initiatives pour la préparer au mieux. Nous sommes en train de réaliser le dernier job de Western Polaris I. Il va bientôt nous quitter pour partir en Angola. Il a été question un moment que je le suive, mais mes supérieurs ont estimé, avec raison, que je n’avais pas suffisamment d’expérience pour partir dans une location isolée sans support technique. Je suis un peu triste de le voir partir et finis ce dernier job avant de m’assurer que nous avons bien tout renvoyé à Warri. Fatou est aux commandes et remonte le câble pour la dernière fois.

Nous rentrons en ville en larmes (là, j’exagère, ce n’est tout de même qu’un rig !)

Mon supérieur m’appelle bientôt dans son bureau, les aides ont dénoncé Fatou qui aurait fait quelque bêtise. Je ne suis pas au courant. En remontant le câble, elle a heurté un outil de mesure. Dans ce cas, la clavette de sécurité se casse et libère l’outil avant qu’il ne soit endommagé. C’est fait pour, donc rien de grave. Le seul ennui est la réaction de Fatou. Ne trouvant pas de pièce de remplacement, (toutes sont déjà reparties en ville), elle décide sans me consulter de remettre la clavette en place après l’avoir faite souder, changeant ainsi ses propriétés mécaniques et son point de rupture.

En bref, le rig part en Angola avec une clavette modifiée qui peut casser à tout moment et conduire le prochain job à un fiasco, tout cela parce que Fatou n’a pas osé m’en parler. J’arrive à joindre l’équipe de techniciens à bord afin qu’ils mettent une note sur l’équipement pour prévenir le prochain ingénieur. Il était temps, ils quittent le rig le jour-même. Donc catastrophe évitée de justesse, et chef en colère qui demande à Fatou de faire un rapport. En résumé, elle blâme la terre et le ciel, n’ayant, elle-même, rien à se reprocher. J’essaie de raisonner Fatou et de lui expliquer que notre chef est à la recherche d’un mea-culpa montrant qu’elle a bien compris que sa seule erreur a été de tenter de cacher sa première petite bévue. Elle ne devrait surtout pas persister dans cette attitude. Fatou refuse toujours de comprendre et finit par se faire renvoyer, sans peut-être avoir réalisé ce qui lui arrivait.

C’est une bonne leçon. Dans le futur, à chaque fois que je me tromperai, je préviendrai ma hiérarchie aussi vite que possible afin que nous réglions ensemble le problème avant qu’il ne prenne des proportions trop importantes.

Après le départ de Western Polaris I, je me retrouve en charge d’un nouveau rig Tourmalines qui fait de la complétion, c’est-à-dire reprendre des puits producteurs en perte de vitesse pour leur redonner une deuxième jeunesse. C’est un travail beaucoup moins stressant. La compagnie de forage doit d’abord repêcher la complétion qui se trouve au fond du puits – ce qui consiste à retirer l’ensemble des tuyaux qui remontent le brut. On ne peut pas savoir si on a attrapé le « poisson » jusqu’à sa sortie du puits. Alors, il faut, soit retourner à la pêche, soit nous laisser la place pour prendre des mesures. Le processus complet peut prendre beaucoup de temps. Le client exige que je reste à bord en permanence, au cas où il aurait besoin de mes services.

Ma vie à bord se passe entre les vidéos, la broderie, un peu de travail, de grandes discussions avec le client pour essayer de le convaincre de me laisser descendre à terre et de grandes discussions avec David, représentant d’une autre filiale de notre société, qui se retrouve bloqué là, tout aussi désœuvré que moi.

Nous sommes les seuls à n’avoir rien à faire et nous passons le plus clair de notre temps à le faire ensemble, à bronzer ou à faire notre jogging sur le hélideck. Bientôt, je me rends compte que ce David, néo-zélandais, ne me laisse pas indifférente, que j’apprécie particulièrement sa compagnie et pas uniquement parce que je n’ai pas le choix.

À ce régime, nous en arrivons à très bien nous connaître après à peine un mois et si je suis persuadée que nous sommes faits l’un pour l’autre, du moins pour tenter de faire un bout de chemin ensemble, lui ne semble pas du tout convaincu. En tout cas, il ne laisse pas percer ses sentiments. Il me considère comme une camarade de chantier. Cela me fait enrager, mais je ne peux pas me plaindre. Je lui raconte à longueur de journée combien j’en ai assez de ces hommes qui me courent après sous prétexte que je suis l’une des seules blanches célibataires à la ronde. C’est la dure vie des personnes adulées qui ont perdu confiance en la sincérité des sentiments. Donc en toute logique, même s’il avait des intentions autres qu’amicales à mon égard, il les gardera pour lui pour éviter toute rebuffade potentielle ! Les hommes et leur ego !

Au final, je décide de passer moi-même à l’attaque et de lui faire comprendre à toute force que mes récriminations s’adressent à l’espèce masculine toute entière à l’exception de sa propre personne. Cela commence par des allusions à n’en plus finir pour finir par passer à la vitesse supérieure en pratiquant le jogging sur le hélideck sous un orage tropical, en tee-shirt blanc… Etc. Sans résultat.

Il est vrai que le rig n’offre pas de cadre propice aux envolées romantiques. Je me dis qu’il doit certainement lui aussi attendre impatiemment notre prochain rendez-vous en dehors d’ici. Le sort semble s’acharner contre nous et nous passons notre temps à nous croiser, l’un descendant quand l’autre monte à bord.

Et enfin, notre première soirée en ville. Nous nous retrouvons comme tous les expatriés dans notre boîte de nuit préférée. Le summum du romantisme ! La soirée se passe et le moins qu’on puisse dire est que David cache vraiment bien son jeu. Aucune allusion à nous et il va même jusqu’à décider de repartir avec ses amis quand ils lèvent le camp aux petites heures. Je l’invite à rester continuer à s’amuser et lui promet de le ramener plus tard. Cependant, quand la boîte ferme, je lui propose de dormir chez moi, dans la chambre d’amis bien entendu, parce que sa maison est vraiment trop loin, et que j’ai décidément trop bu pour pouvoir le raccompagner. Mes efforts sont enfin récompensés et la fin de la soirée se déroule comme prévu ou du moins comme rêvé. Nous devenons rapidement le couple le plus célèbre de Warri.

C’est la première fois que je ressens de telles émotions pour un homme et je suis bien persuadée d’avoir enfin rencontré le bon. Mes pauvres parents ! Quelle tête vont-ils faire à l’idée de me voir faire ma vie avec un homme qui vient de l’autre bout de la terre et qui ne parle pas un mot de français ? Et oui, j’en suis déjà à parler de faire ma vie.

Nous passons les deux mois suivants sur Tourmalines, à jouer à cache-cache avec quatre-vingts bonshommes qui nous surveillent. Dès que la rumeur a atteint le rig, soit quelques heures plus tard, (vraiment efficace ce fameux tam-tam), nous avons été convoqués dans le bureau du patron. Et là, nous avons été tous les deux informés par un patron plein de tact que rien n’avait été prévu pour accueillir des tourtereaux à bord. Si nous étions pris en plein délit de romance, nous serions immédiatement renvoyés à terre avec lettre à nos compagnies respectives et interdiction de revenir. Evidemment, mon sang ne fait qu’un tour. De quel droit se mêle-t-on de ma vie privée ? Réponse imparable : seule femme à bord, je me dois d’être inaccessible. Si un seul peut « m’avoir » (j’apprécie l’expression), les autres seront frustrés et le climat s’en ressentirait. Nous sommes loin du conte de fées de mes rêves. Et nous restons dans notre prison dorée. Toute la nuit, David reçoit des visiteurs qui vérifient qu’il dort bien seul dans son lit et nous n’arrivons à nous ménager que de rares et précieux instants d’intimité, déjouant la surveillance à renfort de ruses dignes des meilleurs feuilletons de série B.

L’équipe française du rig se fait la complice de nos amours clandestins et c’est la première fois que des représentants de compagnies de service sont toujours volontaires pour rester plus longtemps à bord.

À terre, les bush-babies respirent un peu mieux de me savoir enfin casée et, sans m’en aviser, décident de protéger notre couple. Aussi, quand David sort sans moi et qu’une jeune inconnue l’aborde comme un client potentiel, il ne se passe pas cinq minutes avant qu’une de mes copines vienne murmurer quelques mots à l’oreille de l’ex-future éventuelle dulcinée qui disparaît aussitôt. David râle un peu d’être cantonné à la compagnie des anciennes, sans risque ; moi, bien que jurant de n’y être pour rien, je trouve cette situation plutôt agréable.

Toutes ces manigances nous font beaucoup rire et nous croyons suffisamment à notre amour naissant pour ne pas nous en préoccuper.

Un mois plus tard, nous prenons nos premiers congés ensemble. Nous commençons par une escale à Londres, pour une petite escapade en amoureux dans un hôtel 5 étoiles sur Orchard street avec petit-déjeuner au caviar. Rien n’est trop beau.

Puis, notre destination finale, la France, et je lui présente dans l’ordre mon pays, mes parents, mon village, un bout de ma culture, un bout de Paris, les cuisses de grenouilles, les escargots et le pastis. Il adopte le tout, en profite pour faire la conquête de mes parents qui au bout d’une semaine ne jurent déjà plus que par lui, et sont prêt à lui pardonner par avance de peut-être vouloir emmener leur fille à l’autre bout du monde. Ils arrivent plus ou moins à se comprendre à l’aide de gestes et David n’a aucun problème à se faire adorer puisque ne parlant pas notre langue, il lui suffit de sourire à tout ce qu’on lui dit pour être sûr de ne vexer personne.

Il doit très bientôt repartir et je termine gentiment mes vacances avant de reprendre l’avion de retour.

Depuis que j’ai rencontré David, je n’ai plus peur, et je n’ai plus du tout envie de quitter le Nigeria, ce que tout le monde a bien compris. D’un accord tacite, nous ne parlons pas d’un transfert dont plus personne ne veut.

Finalement, cela arrange beaucoup de monde notre petite histoire.

Nous passons notre soirée sur les routes, car David habite à l’opposé de la ville, et nous ne fréquentons plus la même plate-forme. J’ai été affectée à un nouveau rig – Chuck Syring. Je retourne en exploration et cette fois, je dois travailler d’arrache-pied. Finies les journées de farniente et de flirt sur le rig. Un puits se fore en quarante jours en moyenne avec trois cessions de mesures qui durent environ une semaine chacune. Donc, si on calcule, je passe plus de vingt jours par mois à bord, et ne retrouve David que les trop rares fois où nous sommes à terre simultanément.

Au moins, je me console en me disant que je fais un travail qui me passionne.

Quand l’un de nous est à bord, le seul moyen de communiquer est la radio. Cette même radio qui orne les bureaux de tout ce qui touche le pétrole au Nigeria. Nous savons que nos propos seront écoutés et analysés par des dizaines de personnes. On a beau n’avoir rien à cacher, cela modère les déclarations enflammées.

Un après-midi, je reçois un appel de mon rig. Ils ont foré beaucoup plus vite que prévu et je dois partir dès le lendemain à l’aube. Je ne suis pas prête. Je passe une partie de la nuit à vérifier mes outils avant de me rendre au port au petit matin, attraper le bateau avec mon équipement, après une nuit bien trop courte. Dès la sortie de l’hélicoptère, le travail commence, il était temps que j’arrive. Je suis à bord avec deux aides dont Smart qui a été promus chef d’équipe et qui semble mieux accepter mon autorité maintenant.

Le job est plutôt long, soixante heures d’affilée, surtout après une courte nuit, C’est faisable et ce n’est pas la première fois. Tout se déroule sans surprise et au bout de deux jours et demi de travail, je vais attraper huit heures d’un sommeil bien mérité pendant qu’ils nettoient le puits pour le préparer à ma deuxième série de mesures. Celle-ci ne devrait pas durer plus de vingt heures.

Hélas, nous sommes à peine redescendus que l’outil se coince au fond du puits. Il fallait bien que cela m’arrive un jour. Maintenant, il ne reste plus qu’à aller le repêcher. La procédure à suivre n’est pas très compliquée : il faut faire passer le câble à l’intérieur du train de tiges de forage. Tous les trente mètres, on rajoute un jeu de tiges. Pour ce faire, il faut alternativement monter et descendre le câble à chaque fois. Et recommencer l’opération jusqu’à atteindre le « poisson » à plusieurs milliers de mètres de profondeur. Quand on l’a attrapé, on remonte en faisant la manipulation inverse. Pendant tout ce temps, il faut surveiller la tension du câble pour ne pas risquer de le casser. C’est la seule chose qui nous relie encore à l’outil. Rompu, on risquerait de laisser retomber l’outil au fond et de l’endommager complètement ou de le perdre, ce qui marquerait l’échec complet de l’opération et potentiellement la perte du puits. L’opération complète est très longue et demande une concentration constante. Ne pouvant se permettre la moindre erreur, l’ingénieure doit prendre les choses en main et conduire le treuil en personne.

Cinquante heures plus tard, l’outil est sorti, il est quatre heures du matin. Je suis épuisée. En cinq jours, ou cent-vingt heures, j’ai dormi huit heures.

Le client décide alors de ne pas nettoyer le puits comme il le devrait, et d’enchaîner sur le reste du programme. En clair, il me demande de réparer mon câble pour y fixer mon outil de rechange et continuer les mesures. L’ensemble de l’opération doit prendre au bas mot vingt à trente heures, y compris la réparation de la tête du câble, et sans compter le risque non-négligeable de coincer l’outil de nouveau puisque le puits n’a pas été remis en état.

Cette opération est déjà délicate quand je suis en pleine possession de mes moyens, je n’imagine même pas pouvoir l’accomplir dans mon état. Pour couronner le tout, j’apprends que Smart est retourné en ville sans m’en aviser, prétextant une maladie opportune.

C’est à ce moment précis que je m’écroule. Pour la première fois de ma vie, je lève les pouces. Je serais incapable de continuer si on me mettait une arme sur la tempe. Je prends la radio, en pleurs, fais réveiller mon FSM au milieu de la nuit pour lui dire qu’ils font n’importe quoi ici et qu’il doit avertir le client en ville de la situation. Je finis en lui annonçant que je vais me coucher. S’ils décident de maintenir ce programme absurde, ce sera sans moi, tant pis si le rig doit s’arrêter (sacrilège absolu).

Je vais prendre ma douche sans attendre le résultat des négociations. Quand je me réveille quelques heures plus tard, presque fraîche et dispose, non seulement, ils ont changé d’idée et ont procédé à la remise à niveau du puits, mais encore mon FSM a envoyé un ingénieur expérimenté avec un nouvel assistant. Je devais être particulièrement convaincante, cette nuit.

Ce job restera gravé dans ma mémoire comme le moment où j’ai découvert mes limites.

Après tout, mon but en prenant ce travail était de savoir jusqu’où je pouvais aller ; ça y est, je sais que je ne peux pas continuer indéfiniment et que la machine peut casser. Une étape indispensable dans la construction de soi. Non, je ne suis pas un robot. Oui, je suis capable de faiblesse. À mon retour, ni mon FSM ni personne ne fait de commentaire. J’imagine que je ne dois pas être la première à craquer. J’avais quand même une excuse !

Je ne m’entends vraiment pas très bien avec ce FSM qui me reproche sans arrêt de ne pas avoir encore obtenu ma promotion. Pour cela, je devrais remplir un certain nombre de modules, ce que je n’ai pas le temps de faire, entre deux missions.

Comme il me fait confiance, il m’envoie les yeux fermés à chaque fois qu’il faut remplacer un ingénieur en vacances ou pour une opération délicate. Au résultat, je ne suis quasiment jamais en ville. Quand j’y suis, je suis trop occupée à rattraper le temps perdu avec David pour penser à ma promotion personnelle.

Cela fait maintenant deux ans et demi que je suis ici et je suis effectivement plutôt en retard, je devrais être au niveau supérieur depuis longtemps. Ce principe de promotion est un peu curieux et avantage ceux qui restent en ville et non ceux qui partent en mission sans arrêt.

Au mois de janvier, Tom est transféré à Warri. Je ne l’ai pas vu depuis Parme et je suis vraiment heureuse de le retrouver. Oubliés les antagonismes passés, nous sommes des adultes maintenant. Surtout qu’il en est au même point que moi au niveau avancement et nous faisons front, face à la hiérarchie. Tom et David deviennent rapidement les meilleurs amis du monde. Il déteste la base et ne s’entend pas du tout avec le FSM. Quelle équipe !

Je dois préparer mes vacances annuelles quand je reçois l’annonce de mon transfert. Je ne reviendrai pas au Nigeria.

Non ! Impossible ! Je refuse ! Qui l’eût cru un an et demi plus tôt ? Et nous mettons le marché en main à nos chefs respectifs : soit ils me gardent à Warri, soit ils déplacent David avec moi. Cela fait maintenant plus d’un an que nous sommes ensemble et notre histoire est plus sérieuse que jamais. Cependant, nous ne sommes pas encore mariés et notre société est pointilleuse sur ce sujet à une époque où le PACS n’existe pas encore et nous n’obtenons pas gain de cause.

Le chef du personnel essaye de me faire céder sous la pression, mais je lui déclare : « Il m’a fallu trois mois pour trouver un emploi et vingt-quatre ans pour trouver un partenaire. Réfléchissons bien, lequel sacrifierai-je ? »

Refuser un transfert est la pire des rébellions, l’insulte suprême.

La réponse ne se fait pas attendre et le trente et un mars 1992, soit exactement deux ans et huit mois après mes débuts, je suis renvoyée.

L’annonce est un choc pour moi, on a beau savoir qu’on joue avec le feu, on persiste à croire qu’il y a des sentimentaux dans le département du personnel. Mon renvoi m’est annoncé à minuit, au téléphone, alors que je suis en vacances en Nouvelle-Zélande.

C’est la première fois que je vais en Nouvelle-Zélande et j’y vais pour rencontrer ma belle-famille. Je suis impressionnée par la famille de David. Six enfants au total, tous mariés, sauf lui, et quatorze petits enfants dont la plus âgée a trois ans de moins que moi. David est le cadet et c’est la première fois qu’il ramène une future potentielle à la maison. Autant dire que je suis plutôt attendue ! Ce qui n’est pas fait pour m’aider à me détendre. Surtout que, parlant anglais, je ne vais pas pouvoir me cacher derrière un mutisme de circonstance, qui de toute façon ne fait vraiment pas partie de mon caractère, pour éviter de trop me dévoiler et faire la conquête des beaux-parents à moindre effort.

David vient de faire sa demande en mariage, au cours de notre dîner anniversaire aux chandelles, quand j’apprends mon renvoi. J’ai trop de rêves en tête pour songer sérieusement à l’avenir. Je suis finalement presque soulagée d’avoir perdu mon travail ; l’idée de ne plus retourner sur le rig, de ne plus connaître ces moments de stress intense et de ne plus faire de job de cinquante heures est plutôt plaisante, sur le moment.

Nous profitons du reste des vacances pour nous renseigner sur les conversions possibles si je n’arrivais pas à retrouver un emploi sur place et que nous étions obligés de quitter le Nigeria pour nous installer ici. J’hésite entre faire un troisième cycle ou me lancer en famille dans l’agriculture ?

Nous nous renseignons sur l’usage que nous pourrions faire avec nos quelques économies qui ne sont clairement pas suffisantes pour acheter une ferme sans nous endetter à vie. La conclusion est que nous ferions mieux de continuer notre vie d’expatriés encore quelques années avant de songer à nous installer ici. Pour l’instant, j’ai été plus cigale que fourmi et mes thésaurisations sont plutôt piteuses.

J’ai négocié un billet d’avion pour retourner au Nigeria récupérer mes affaires. Pour la première fois, je voyage en qualité d’accompagnatrice de mon fiancé et non plus en tant que femme émancipée. Mon ego en prend un coup et je trouve bizarre d’être regardée comme une plante décorative au lieu d’être, comme d’habitude, observée comme une bête curieuse. J’espère juste ne pas être en train d’inaugurer un nouveau style de vie.

Je vais à la base pour m’entendre dire en face que je ne fais plus partie de l’équipe et pour régler la paperasserie. J’apprends au passage que Tom a démissionné le jour où j’ai perdu mon travail. Décidément, nos destins s’entrecroisent.

Je suis contente de cette relâche forcée. Je vais enfin avoir l’occasion de traîner dans les petits marchés locaux comme j’ai tellement envie de le faire depuis que je suis ici. Nous partageons la maison avec un autre couple dont la femme anglaise ne travaille pas et qui est aussi enthousiaste que moi à l’idée de découvrir les curiosités de Warri.

Cependant, les endroits à visiter à Warri sont limités, la marche peu praticable et j’écris bientôt mon Curriculum Vitae.

Au bout du deuxième mois, je tourne en rond. Mes journées se déroulent lentement et sans surprise. Le matin, grasse matinée puis jardinage. L’après-midi, golf, piscine, squash, visite des artisans locaux. Et bien sûr, le soir, grand moment de la journée, le retour tant attendu de l’Homme. Enfin, un peu d’animation : moi, toute pimpante, prête à sortir ou à l’écouter me raconter sa vie trépidante ; lui, harassé, ne rêvant que de s’affaler dans le canapé, une bière à la main. Il faut l’avouer, je ne suis vraiment pas faite cette vie et je ne me reconnais pas dans le rôle de repos du guerrier !

Le tout se passe sous fond de tension politique. Il y a quelques mois, le dictateur Babangida a dû céder le pouvoir à une coalition civile. D’aucuns diraient qu’il a mis en place son dauphin civil afin de faire plaisir à l’O.N.U., mais nous pensons tout de même qu’un gouvernement civil ne peut pas être pire qu’une junte militaire. Et nous nous trompons. Maintenant que le vieux lion n’est plus là pour tenir le pays d’une main de fer, il règne un désordre civique plutôt effrayant.

C’est l’augmentation du prix de l’essence qui va mettre le feu aux poudres. Le carburant est en grande partie subventionné par l’état et le litre est vendu à un prix ridiculement bas. Au point que tout litre produit coûte de l’argent à l’état en conséquence de quoi les camions-citernes qui sortent de la raffinerie ont tendance à partir vendre leur essence au Cameroun où ils pourront en obtenir le double du prix local. Résultat, il y a pénurie à la pompe dans l’un des dix plus gros pays producteurs du monde. La situation pourrait être risible si elle n’était pas dramatique. Les queues aux stations sont immenses et tout le monde est rationné. Pénurie de produits pétroliers signifie également plus de chauffage ni de moyen de faire la cuisine dans la plupart des familles.

Le gouvernement veut palier à cette situation en doublant du jour au lendemain le prix à la pompe. Ce qui a pour effet instantané de déséquilibrer l’économie. L’incidence de cette augmentation se répercute sur l’ensemble du panier de la ménagère et la population gronde.

L’ambiance est très tendue. On entend parler de manifestations à Lagos et de son cortège de tués par la police. Comme tout le monde, nous suivons l’évolution de la situation sur CNN.

Quelques mois plus tard, des élections sont organisées, qui sont gagnées par un civil nommé Abiola, sous la surveillance de l’O.N.U., garante du bon déroulement des opérations.

Abiola est riche, connu aux Etats Unis où il défend régulièrement la cause de son pays. Il a plu aux électeurs qui ont pensé qu’avec sa richesse déjà établie, il y avait des chances qu’il se préoccupe plus de faire le bien du pays que d’augmenter sa fortune personnelle. Pourtant, Abiola ne gouvernera pas, à la place, il sera jeté en prison. Son seul défaut est de venir de la mauvaise ethnie. La règle incontournable pour préserver l’équilibre précaire du pays est que les richesses pétrolières étant au sud, le pouvoir politique doit être au nord. Malheureusement, Abiola vient du Sud.

La situation est très confuse pendant quelques mois. La plupart des familles expatriées ont quitté le pays, mais moi et mon mauvais caractère sommes restés. Je ne me suis jamais considérée comme « une famille » qui pouvait partir par mesure de précaution, mais comme une travailleuse qui devait rester à l’instar de mes collègues masculins.

Au final, en 1993, le général Abacha prendra le pouvoir de force, malgré les oppositions internes, mettant fin à cette incertitude politique. Il sera toujours en poste et Abiola toujours en prison quand je quitterai le pays.

Je rends visite à toutes les industries françaises implantées sur place. On me répond sans surprise que j’ai un profil intéressant et que je pourrai prétendre à un poste sur place… Après une période de formation en France d’environ deux ans ! Avec un peu de chance, je serai affectée au Nigeria après le départ de David.

Je désespère de trouver un emploi et mon humeur s’en ressent fortement. Au point que même David est d’accord pour dire je ferai mieux de rentrer en France si je ne trouve pas bientôt. Lui-même demanderait à passer en rotation, passant quatre à cinq semaines d’affilée sur le rig pour trois à quatre semaines de vacances avec moi.

J’accuse trois mois et demi de chômage quand je me présente à la porte d’une filiale d’un groupe français. Je joue ma dernière carte avant le billet de retour ! Le chef de base a l’air assez intéressé par mon parcours et me demande de revenir deux jours plus tard, le temps d’en référer à son supérieur.

Quand je reviens le jeudi, il me dit que son patron veut me rencontrer. Il m’attend à Lagos le lendemain midi.

Je rentre chez moi, surexcitée. Qui prendrait la peine d’envoyer quelqu’un jusqu’à Lagos sans songer sérieusement à l’embaucher ? Je ne célèbre pas à l’avance pour éviter les cernes du lendemain, mais l’intention y est.

Il y a cinq heures de route jusqu’à Lagos, juste le temps d’apprendre par cœur les revues de la compagnie en espérant y trouver tous les arguments inimaginables pour expliquer que j’ai toujours rêvé de rejoindre cette société… Dont je n’avais jamais entendu parler quelques jours plus tôt. Il s’agit d’une société de construction métallique et industrielle, qui érige les installations pétrolières de surface.

Je ne peux tout de même pas lui dire que mon unique ambition est de demeurer au Nigeria auprès de mon fiancé et que je suis prête à accepter n’importe quel travail à n’importe quel salaire.

Quand j’arrive à Lagos, j’ai à peu près en tête le discours que je vais faire pour convaincre mon éventuel futur chef de l’énorme intérêt qu’il a à m’embaucher. Je suis un peu nerveuse en entrant dans le bureau pour me retrouver nez à nez avec Didier.

Didier ? Et bien Didier quoi, Didier, que je rencontre régulièrement le soir, au milieu des anonymes qui peuplent les nuits de Warri et avec qui tout aussi régulièrement, nous refaisons le monde autour d’un verre !

Je reste coite pendant que lui éclate de rire. Peu de gens peuvent se vanter de m’avoir rendue muette.

Il n’y a qu’une ingénieure terrain à Warri. Il a su qui j’étais dès qu’il a reçu mon CV. Quelle impression bizarre de faire un entretien d’embauche avec quelqu’un qu’on tutoie ! Mais lui conduit l’entrevue comme si de rien n’était, sans oublier de me demander mes motivations et les raisons de ce soudain changement de cap dans ma carrière.

Je lui explique très sérieusement que j’ai décidé de retourner dans le monde industriel qui est plus ouvert et offre des possibilités de carrières plus variées que le monde très restrictif du pétrole. Il faut faire ce choix avant trois ans, avant d’avoir oublié comment fonctionne le monde normal.

Didier recrute les candidats sur la personnalité plus que sur l’expérience. Il avait décidé de me prendre avant même de me voir à Lagos. Ma venue était plutôt une sorte de plaisanterie. Je commence le premier août, c’est-à-dire lundi.

Le samedi matin, je rentre à la première heure à Warri pour célébrer la nouvelle dignement avec David. Je reste au Nigeria.

Nous n’allons pas être séparés pour le moment. Nous avons gagné un peu de répit.

Et Nous décidons de fêter mon nouveau boulot le soir même au restaurant où tous nos amis sont conviés.

Je ne me sens pas très bien avant de sortir, ce doit être l’émotion. Mon état s’empire quand la soirée avance. J’ai de plus en plus froid et David finit par aller chercher un énorme pull-over de sports d’hiver. Voyons, je gèle au milieu du restaurant tropical, j’ai mal au ventre, des courbatures. Cela me rappelle quelque chose. Je m’auto-diagnostique une montée de paludisme. Exactement ce dont j’avais besoin, trente-six heures avant mon nouveau travail. Je ne veux pas gâcher la fête, mais nous devons rentrer dès la fin du repas. Après avoir pris le traitement adéquat, je me couche, passe une nuit exécrable, et je dors la majeure partie du dimanche. David est aux petits soins pour moi. Dans la soirée mon état s’améliore déjà, j’ai même un peu faim et après une bonne nuit de sommeil, je suis encore fatiguée, mais d’attaque le lundi matin.

Chapitre 7 – Une page se tourne