J’ai même le droit à la classe affaire pour mon retour. Il est vrai que j’occupe un certain volume. C’est sympa le luxe, je m’y habituerais bien, moi, mais je ne suis pas sûre de rester enceinte assez longtemps.
Mon père m’attend à l’aéroport, il est six heures du matin. J’aime ces retours à l’aube quand nous rentrons en passant devant le magnifique château de Chantilly, noyé dans les brumes matinales.
Mon père n’a pas l’air dans son assiette. Il m’annonce que son amie le quitte aujourd’hui. Après des années de vie commune, ils ont décidé de se séparer et ils n’ont pas trouvé de meilleur moment qu’aujourd’hui pour le faire ! Arrivée à la maison, je m’installe avec mon gros ventre sur mon vieux fauteuil pour contempler, ébahie, une bande de déménageurs qui vident la maison.
Les murs appartiennent à mon père, et les meubles à son amie. À la fin de la journée, nous nous retrouvons dans une maison en travaux, pratiquement vide. Heureusement qu’il me reste quelques meubles de ma vie étudiante. J’aurai un lit pour dormir ce soir.
La maison est trop grande pour mon père. Quand David arrive une semaine plus tard, nous décidons de nous y installer. Nous avons assez de choses à penser, cela règle au moins un problème.
Dès le lundi, je vais voir ma gynécologue, mon ventre tire sérieusement. Après l’examen, elle me donne le choix entre me coucher ou accoucher. Je ne suis enceinte que de sept mois ! Il semblerait que j’ai un peu trop exagéré dans mes activités, ce que confirme l’échographie. Verdict, le bébé est trop petit et trop bas.
Pendant le mois qui suit, je tente de rester allongée autant que possible, mais c’est difficile quand on doit acheter une voiture, des meubles, finir le carrelage, les papiers peints et la peinture dans toute la maison, sans oublier d’aménager la chambre de bébé et de lui acheter sa garde-robe. Cela gâche un peu la joie des préparatifs, que nous devrions faire ensemble, avec l’amour d’un père et d’une mère qui sont parents pour la première fois. Je bous intérieurement tout en regardant mon père et David s’escrimer autour de moi. Je ne résiste pas à leur donner prudemment un petit coup de main de temps en temps. Un mois plus tard, je me dis que trente jours sont une « prématuration » tout à fait acceptable et je décide de me remettre à vivre normalement. Il vaut mieux un bébé en avance qu’une mère à l’asile où je finirai bientôt à ce rythme.
Et malgré tout, malgré une visite guidée de Paris à quelques jours du terme avec des amis australiens en voyage de noces, malgré le papier peint, malgré les magasins, malgré la peinture, la rénovation d’une table ancienne, le rangement des malles du Nigeria, malgré le tri de mes affaires qui dorment au grenier depuis des années et malgré toutes les autres imprudences, Charlotte ne se décide à montrer le bout de son nez que quatre jours après le terme supposé. Ce n’est pas du tout le petit bébé promis et nous en sommes quittes pour mettre au rebut la mini garde-robe neuve. Le vrai portrait de sa mère, dès le premier jour, elle fait le contraire de ce qu’on attend d’elle.
Pour mon bébé, j’accomplis ce que personne n’avait réussi à me faire faire jusqu’à présent, je me comporte comme une mère de famille, au foyer. Ma vie est régulée par l’heure des tétées, les courses, la cuisine et le ménage.
Tout est nouveau pour moi, je suis passée de la vie d’étudiante et le resto-U à la vie d’assistée en Afrique. C’est la première fois de ma vie que je dois tenir une maison, un budget, m’occuper d’un enfant, moi, sortir les vêtements d’hiver qui n’ont pas servi depuis cinq ans. Je dois avant tout surmonter cette énorme fatigue liée à l’accouchement et au changement radical de vie que je subis depuis quelques mois.
J’ai même craint pendant un moment que notre couple en souffre. Après tout, nous avions toujours vécu en Afrique avec assez d’argent pour assurer les fins de mois et du personnel plein la maison. Il va falloir, trois ans après le début de notre vie commune, s’initier à ce que tout le monde apprend en quittant la maison parentale : conjuguer nos fouillis respectifs afin que notre maison reste vivable dans la joie et la bonne humeur.
Comme dans tous les couples qui s’installent, chacun y met du sien. Nous faisons d’énormes concessions et nous réussissons tant bien que mal à réapprendre la vie en France.
Charlotte a trois mois, nous lui avons trouvé la meilleure nourrice du monde (du moins il faut bien nous en convaincre, car dorénavant, Charlotte passera plus de temps avec elle qu’avec nous) et je repars au bureau le pied vaillant.
Derrière mon côté bravache, je suis confrontée à la déchirure de la séparation, comme toute maman qui abandonne son bébé pour retourner travailler. Je sais aussi que je ne serai pas heureuse à la maison, malgré tout l’amour que je peux ressentir pour ce petit être qui a tant besoin de moi. Alors je prends sur moi et je me dis que ce n’est qu’un mauvais moment à passer avant de retrouver le plaisir du bureau.
Si je restais, je finirais par lui reprocher le sacrifice de ma carrière.
Je suis passée plusieurs fois au siège au cours des trois dernières années, mais c’est la première fois que j’y suis basée. Je m’abonne aux embouteillages de banlieue, à l’heure de transport obligatoire, tout en contribuant à la pollution ambiante. Bienvenue en région parisienne. Et il y en a pour se demander quel plaisir on peut éprouver à voyager ! Je n’ai pas échappé au baby-blues pour déprimer à cause de quelques heures hebdomadaires de voiture.
Dès mon arrivée, Isabelle, ma cheffe, me remet un paquet de dossiers. C’est un appel d’offres pour un chantier en Chine. J’ai trois mois. Cela démarre sur les chapeaux de roues.
Mais je voudrais faire une pause et décrire Isabelle. Après tout, c’est la première fois que je fais équipe avec une autre femme et cela vaut bien quelques lignes. Ingénieure, comme moi, elle a commencé sur les chantiers en France, avant d’être affectée au siège. Elle occupe maintenant la position de responsable des appels d’offres internationaux et est le bras droit de Didier au siège. Elle est ici depuis environ dix ans et a su concilier carrière et famille puisqu’avec trois enfants en bas âge, elle travaille à temps partiel. On dit également qu’elle est dotée d’un très fort caractère. On me présente aux personnes qui la connaissent comme « quelqu’un de pire qu’Isabelle », ce qui semble être une vraie référence. Je suis d’ailleurs persuadée qu’on la présente de la même manière par rapport à moi.
Notre département compte non seulement des femmes, mais en plus, elles sont traitées à l’égal des hommes au niveau des perspectives de carrières et de salaires. Nous n’avons même pas matière à nous syndiquer pour réclamer des droits que nous avons déjà.
C’est également la première fois que je n’ai pas le privilège d’être une pionnière et je goûte à la joie d’avancer sur des sentiers déjà battus. Personne ne s’étonne quand j’arrive en retard parce que Charlotte est malade ni quand je râle à propos d’une réunion qui s’éternise le soir et que je dois récupérer ma fille. Mais les réunions s’éternisent quand même. Heureusement que j’ai trouvé en la nourrice une véritable perle qui garde ma fille à dormir quand je dois de rentrer tard, ce qui arrive assez régulièrement aux appels d’offres.
Isabelle et moi ne nous voyons jamais en dehors du travail. Si nous partageons au bureau la même opinion sur nombre de sujets délicats, comme la place de la femme dans une société de travaux publics, nous avons peu d’autres centres d’intérêt communs. Isabelle est très bien éduquée, quand mon vocabulaire, après trois ans de plates-formes pétrolières, est loin d’être châtié. Cela n’empêche en rien une excellente collaboration professionnelle et nous nous acceptons mutuellement telles que nous sommes.
Quelques mois plus tard, Isabelle nous quitte, afin d’agrandir sa famille encore une fois. En son absence, je refuse sa succession qu’on essaye de m’adjuger sous prétexte qu’une femme ne peut être mieux remplacée que par une autre femme.
Je suis fortement occupée par les appels d’offres successifs et les déplacements que je dois effectuer dans différents pays. Ces voyages me font du bien, ils m’aident à supporter ma nouvelle sédentarité. Je me contenterais assez facilement d’une vie en France si j’avais la possibilité de quitter régulièrement mon bureau, comme je le faisais au Nigeria pour aller sur le chantier ou pour rendre visite au client.
Les déplacements sont toujours une occasion de jongler entre la nourrice et les grands-parents que j’appelle régulièrement à contribution, arguant du fait qu’ils doivent profiter de tous les moments qu’ils peuvent passer avec leur petite fille avant que nous ne repartions.
David est basé au Viêtnam, suivant un système de rotation, qui consiste en cinq semaines de travail pour trois semaines à la maison. Le rythme est un peu difficile à prendre, mais on s’habitue à cette vie en pointillés. Je suis donc mère célibataire pendant cinq semaines, jonglant entre le bureau, la nourrice, le bain du soir, les biberons, les courses et le ménage, sans compagnon pour me soulager les soirs de déprime. Les deux premières semaines sont agréables. La joie des plateaux télé en robe de chambre et bigoudis (enfin pas à ce point-là tout de même). Les semaines suivantes se passent en douceur, et je piaffe franchement d’impatience la cinquième semaine.
Le retour est une lune de miel qui se renouvelle six fois par an. Alors David délaisse la côte de travail, les bottes de sécurité et se transforme en papa gâteau pendant ces quelques semaines. Nous donnons congé à la nourrice sur cette période. David devient rapidement un changeur de couches et un stérilisateur de biberons professionnel. Et je suis une chanceuse qui peut profiter simultanément des avantages de la vie de femme mariée et de celle de célibataire.
Ma vie privée est un peu particulière, mais ma vie au bureau est beaucoup plus classique. Je traite les dossiers les uns après les autres, toujours suivant le même schéma. L’appel d’offres démarre en douceur, on distribue le travail, on consulte les fournisseurs. Puis il faut dépouiller les réponses, collecter les chiffres. La pression monte rapidement pour finir au bureau au milieu de la nuit, en pleine panique à fignoler les derniers calculs, avant la mise en enveloppe et la note finale sous la forme d’un scellé de cire. L’offre ne peut être remise en retard sous peine de disqualification et plusieurs mois de labeur pourraient être perdus pour un envoi postal mal contrôlé. Enfin, vient le soulagement. Une semaine de repos aux horaires allégés pour récupérer, la tension qui retombe, la sensation du devoir accompli. Et on reprend un autre dossier, on redistribue les tâches et la roue continue.
Pas de monotonie, juste un petit goût de fadeur après la vie que je menais il y a encore peu.
Alors mes patrons redoublent d’imagination dans leurs missions.
Depuis quelques mois, on m’a demandé de suivre un correspondant au Maroc supposé nous décrocher des contrats mirobolants. Cet homme charmant est expansif et a déjà usé deux collaborateurs quand on me nomme sur le poste. Il n’est pas toujours facile de garder son sang-froid, mais c’est de la bibine comparée à mes séances nigérianes. Il s’avère rapidement qu’il est impossible de juger des opportunités sans aller sur place.
Donc je me sacrifie et je m’apprête à passer une semaine à Rabat. Coïncidence, David est en congé et peut m’accompagner avec Charlotte. Nous partons dix jours sur place. Tous les matins, je sors tôt de l’hôtel, tailleur strict et mallette à la main. Une heure après, le mari descend en short, avec un bébé de six mois dans les bras. Nous faisons sensation dans ce pays où la femme a besoin de l’autorisation de son « chef » de famille pour pouvoir travailler.
J’ai emmené un collègue qui a une bonne connaissance du pays. Notre mission est rythmée par les visites de site et des entreprises dans la journée, le restaurant dans la soirée et le tourisme le week-end. David s’occupe et se débrouille même pour jouer sur le golf de Rabat, habituellement fréquenté par la famille royale. Malgré ce séjour particulièrement agréable, je donne un avis négatif au retour. Nous n’apporterions rien de novateur par rapport aux concurrents et le contexte politique semble si compliqué que nos chances de succès sont plutôt faibles. Dans tous les cas, s’ils décident de poursuivre, ce sera sans moi. Ils m’avaient fait miroiter le poste de direction de la future filiale potentielle. Le projet sera finalement abandonné.
Enfin, j’arrive à prendre de grandes vacances à Noël, nous devons partir un mois en Nouvelle-Zélande.
Au dernier moment, Didier demande à me parler. Nous venons de recevoir un très gros appel d’offre, le plus gros jamais traité à ce jour par le département, en collaboration avec un partenaire américain. Didier m’en donne la responsabilité, mais il est clairement nerveux. Les enjeux sont énormes. Le montant estimé de ce contrat correspond à la moitié du revenu annuel de l’entreprise. Une erreur d’estimation pourrait coûter très cher. Dans cette ambiance de panique générale, il me demande instamment de reporter mes congés. Je lui rappelle que nous avons plusieurs mois pour la remise du prix et que je compenserai ultérieurement pour ce mois de vacances, dussé-je travailler jour et nuit. Cependant, il insiste lourdement jusqu’à ce que je lui réponde : « Ces vacances sont prévues depuis six mois, je ne peux pas annuler, car toute la famille de David sera réunie, donc la question n’est pas : est-ce que je pars en vacances ou non ? Je pars en vacances. La question est : est-ce que j’ai encore un emploi quand je pars en vacances ? » Didier, écœuré : « Aucun moyen de te mettre la pression, pars. » Je suis partie, et le prix a été remis dans les délais.
Charlotte a tout juste un an et atterrit pour la première fois sur la terre de ses ancêtres, à la grande joie de toute la belle-famille et de David qui est enfin de retour parmi les siens dans un pays où il comprend la langue et où aller chez le boulanger n’est pas une épreuve.
Nous arrivons le jour de la grande fête familiale que nous suivons dans un demi-coma, faisant de notre mieux pour absorber les douze heures de décalage horaire et pour maintenir Charlotte éveillée à grands renforts de chatouilles, du moins le temps de la photo.
Quatre semaines plus tard, nous rentrons reposés malgré le décalage, et les trente heures de voyage avec une petite fille qui pense que l’avion est bien trop amusant pour dormir et qui passera tout son temps à parcourir les allées avec maman qui tente d’éviter de pousser à bout les autres passagers. David, lui, rentre en Asie.
Le jour même de mon retour, je dépose ma fille et les valises, puis je prends une douche rapide avant d’aller directement au bureau. Pour ce dossier, je dispose même de jeunes embauchés que je dois former, ce qui met ma célèbre patience à très rude épreuve. Heureusement qu’ils comprennent vite, sans trop me demander d’explications.
Et puis cela me vieillit, je passe brutalement du statut de benjamine du bureau à celui d’ancienne qui utilise sa grande expérience pour donner les bases à de jeunes gens frais émoulus de l’école d’ingénieurs et en partance pour le Nigeria.
Nous partageons un grand bureau et comme d’habitude personne ne s’imagine que je puisse être la responsable. Il m’arrive parfois de décrocher le téléphone à la place d’un de mes collaborateurs et l’interlocuteur me traite en général à peine poliment pensant sans doute que je suis l’assistante du service – ce qui n’est d’ailleurs pas une excuse. Puis quand, au fil de la conversation, il réalise l’étendue de mes connaissances sur le projet, il finit par demander qui je suis. En entendant mon titre, il y a un blanc au bout du fil juste avant le flot d’excuses. Pendant que je jubile. Voilà mon destin. Grande vengeresse des assistantes trop souvent insultées.
Nous avons profité de nos vacances pour mettre le deuxième en route. Nous gérons notre famille comme un projet. Le bon timing pour avoir une fratrie rapprochée et limiter le temps passé en France. David supporte de moins en moins de ne voir sa famille qu’un mois sur deux même si Charlotte le reconnaît maintenant.
Et c’est enceinte jusqu’aux yeux que je pars avec Didier finaliser l’appel d’offres aux Etats Unis. Les chiffres en jeu sont colossaux, je panique un peu à l’idée de la responsabilité qui m’échoit et des conséquences en millions de dollars du moindre oubli. Nous travaillons de longues heures et la nuit, je me réveille en sursaut en me demandant ce que j’ai oublié. Alors je ne retrouve le sommeil qu’après avoir rallumé l’ordinateur et vérifié mes fichiers. Ces chiffres me donnent le tournis et les quelques heures de sommeil que j’arrive à grappiller ne sont pas suffisantes pour m’éclaircir les idées.
C’est alors que Didier apprend la démission de Bruno. Bien que sans surprise, le coup est rude. Une grande partie de l’activité du Nigeria repose sur ses épaules. Didier me dit que si je n’étais pas enceinte, je serais déjà dans l’avion pour le remplacer. Boutade ou offre sérieuse ? Je ne le saurai jamais, car si l’offre est alléchante et les responsabilités énormes pour une personne de mon âge, je pense que ce poste est incompatible avec ma nouvelle vie de famille.
Au final, au début de mon congé de maternité, je n’aurai travaillé que dix-sept mois en France.
Quand je circule difficilement entre les bureaux, je demande à Isabelle qui me remplacera. « Voyons, on ne va pas te remplacer pour quelques mois. » Pourtant, je pensais avoir été claire. Je ne demande qu’à repartir. Maintenant que j’ai contribué à la moyenne de la natalité nationale, la route – ou plutôt l’avion – m’attend. Apparemment Didier ne l’avait pas tout à fait compris comme ça, il pensait qu’en laissant le temps au temps, j’oublierais de demander à repartir. Didier me dit alors qu’il serait prêt à ouvrir une mission de développement pour moi si David est envoyé dans un pays avec du potentiel. Alors il me donne une liste de ces fameux pays, en Asie, que David soumet à sa propre compagnie.