Chapitre 4 – Nigeria, le retour

Mon retour au Nigeria est similaire au premier voyage sans la surprise. Je promène autour de moi un air blasé qui me paraît être l’attitude convenue d’une ancienne, entamant sa deuxième mission, auréolée de son succès au centre. Cette fois, on est venu me chercher. Cela tombe bien, car malgré mon air sûr de moi, je suis seule aujourd’hui et je n’ai pas vraiment envie d’affronter la meute des taxis en solitaire. À l’hôtel, j’observe cet îlot de luxe au milieu de la capitale nigériane, qui est rempli d’hommes d’affaires mangeant seuls en lisant un journal, pris dans le salon de la classe business. Ils ont tous l’air de s’ennuyer mortellement et ne parlent surtout pas aux autres personnes qui fréquentent le bar de l’hôtel. Combien de temps avant que je commence à leur ressembler ?

Le lendemain, je pars à l’aéroport, toujours aussi exotique, mais dont l’effet a déjà un air connu. Cette fois, aucun de mes collègues n’a fait le déplacement. Un chauffeur m’attend à Warri.

Mais ce ne sont pas là les seuls changements. Enfin, j’ai passé la fameuse épreuve initiatique et je parle le langage du groupe.

Enfin, j’arrive à participer aux conversations à table. Enfin, on arrête de brandir devant moi l’épouvantail du centre. Aujourd’hui j’ai gagné mes galons et ils m’acceptent comme une ingénieure, femme peut-être, mais ingénieure avant tout.

Même s’ils poussent parfois la plaisanterie un peu loin. Régulièrement, la base organise des soirées avec les clients et leurs épouses. Quand je me lève à l’annonce : « Mesdames, le dîner est servi », mes collègues me disent : « Magali, pas toi, tu es une ingénieure ! » On va dire que c’est un compliment ! Il est vrai que je me sens beaucoup plus proche d’eux que des femmes d’expatriés avec qui je peine à trouver des sujets de conversation communs. Au début, je me faisais un devoir de tenter de m’intégrer au groupe, mais sans même un enfant pour alimenter le dialogue, je me suis rapidement sentie isolée Je fais de moins en moins d’efforts, me contentant bientôt de rester avec mes collègues, et évitant de m’aventurer vers ce monde inconnu que représente l’univers des femmes mariées, mères de famille.

Peu de temps après mon arrivée, le chef de base me convoque. Quand je rentre dans son bureau, je suis un peu impressionnée. C’est la première fois que je rentre dans le saint des saints. Il est en train de consulter mon dossier et regarde l’appréciation du centre de formation. Aie aie aie… Je lui dis timidement bonjour, attendant l’orage. S’il ne commente pas sur mon manque de féminité, il se croit obligé de me faire un cours de morale sur l’importance de l’organisation dans notre métier. Tout au long de cette entrevue, il est resté assis derrière son immense bureau, entièrement recouvert de piles de papiers avec un espace juste suffisant pour écrire. J’arrive à grand-peine à me retenir de rire et lui promet de suivre son exemple scrupuleusement.

Le retour aux opérations correspond au début du troisième volet de la formation. Je dois travailler en doublé avec un ingénieur confirmé jusqu’à ce que je sois capable de voler de mes propres ailes, consécration suprême validée par le test final. Cette phase dure environ quatre mois, puis il ne nous restera plus qu’à retourner à Parme peaufiner nos connaissances. Alors seulement aurons-nous le droit à l’appellation de FE (Field Engineer = Ingénieure Terrain) et non plus de Trainee (stagiaire) qui me colle à la peau aujourd’hui. Consécration finale de douze mois d’efforts.

Mon tuteur est toujours le même, Mani. Il a une mémoire prodigieuse et se souvient mieux que moi de ce qu’il a appris au centre de formation il y a cinq ans alors que je viens de le quitter. Son contact a pour effet immédiat de me rappeler les bienfaits de l’humilité et de dégonfler cette tête qui a tendance à prendre quelques libertés depuis que j’ai fini le centre.

À chaque ingénieur est assigné un rig qu’il suit en permanence et auquel il n’est infidèle que quand il remplace un autre ingénieur en congé. Comme nous y passons plus de la moitié de notre temps, nous le considérons comme notre deuxième maison. Plus encore qu’à la base, l’ingénieur est en charge et, sans collègue ni chef à bord, est libre de mener les opérations à sa guise. Quand nous remplaçons un ingénieur, nous prenons garde à ne pas trop déranger son « chez-lui ». La tenue d’un rig en dit beaucoup sur son occupant. Celui de Mani s’appelle Trident VI, nous y allons une semaine après mon arrivée. Ce rig appartient à une compagnie française et cinq compatriotes se trouvent à bord pour en assurer le bon fonctionnement.

Mon arrivée a son petit effet, comme toujours la première fois. Cette fois je me sens beaucoup plus sûre de moi, car je suis ici pour effectuer une tâche que je connais et je suis une professionnelle. Ils ne sont pas supposés savoir que je ne suis pas encore confirmée.

Ils me donnent la chambre V.I.P et je partage la salle de bain du patron. Je pense bientôt m’atteler au guide Michelin des chambres VIP du Nigeria. Celle-là est tout à fait acceptable.

Evidemment, ce qui devait arriver arriva, quatre jours après, une personnalité monte à bord. Dilemme.

Le boss refuse de me mettre dans une chambre mixte, bien que la première concernée, moi, lui assure n’y voir aucun inconvénient. Je suis obligée de rentrer à terre le soir même pour ne revenir que le lendemain matin alors que nous devrions commencer les mesures dans la nuit. Mes protestations n’y changent rien. De toute façon, il sait très bien que Mani n’a pas vraiment besoin de moi. Je suis en rage, obligée de m’incliner, faute de trouver les arguments convaincants.

Au deuxième voyage, la nouveauté commence déjà à s’effriter. Quelques semaines plus tard, je reviendrai quand Trident VI est plein et je partagerai ma chambre avec trois hommes, sans que cela ne choque personne.

Sur le rig, ma vie est semblable aux autres à quelques exceptions près. Tout le monde ici m’a acceptée et nous nous sommes adaptés les uns aux autres, avec quelques concessions.

Le blanchisseur refuse de toucher aux sous-vêtements féminins. Je dois les laver à la main, ce qui n’est pas un réel problème. Je ne suis pas sûre que les petites dentelles supporteraient le lavage en machine industrielle au milieu des côtes de travail.

Mais après laver, il faut sécher et là, les choses se corsent. C’est ainsi que le chef du rig, pénétrant dans sa salle de bain, se retrouva le nez dans mes soutiens gorges. Aux dernières nouvelles, il ne s’en serait toujours pas remis. Une autre fois, je devais expliquer à travers la radio écoutée par le tout Warri où retrouver mes petites culottes que, dans la précipitation du départ, j’avais oublié, séchant sous mon lit.

De mon côté, j’exige qu’ils changent de vidéo quand je rentre dans la salle de repos et qu’ils regardent un film que la décence m’interdit de décrire ici.

L’autre endroit où je ne peux pas à ignorer mon statut de femme est le hélideck (aire d’atterrissage de l’hélicoptère) à l’heure de la sieste bronzette. Les hommes remettent leur caleçon la première fois que j’y apparais, pour retrouver leur habitude de nudité dès le troisième jour alors que moi, je dois rester habillée de la tête aux mollets, sous peine de provoquer un accident ! La vie est trop injuste.

En contrepartie, ils sont tous aux petits soins avec moi et mes désirs sont presque toujours des ordres. Dans l’ensemble, ma vie est plutôt agréable à bord ; j’ai même pris l’habitude de ces têtes qui se tournent et des conversations qui s’arrêtent à mon arrivée dans le restaurant.

À la troisième mission, Mani est obligé de rentrer en ville, appelé sur une autre plate-forme. Nous n’avons pas encore fini, mais ce qui reste ne devrait pas poser de problème, même pour une novice.

Je l’accompagne jusqu’à l’hélicoptère, recueille ses dernières recommandations et reviens à notre unité légèrement angoissée par les nouvelles responsabilités qui m’incombent. Pour la première fois, je suis seule à bord sans la protection de mon tuteur.

Quelques minutes plus tard le téléphone sonne et un des travailleurs me propose de faire un peu mieux connaissance… Afin de m’aider à combler ma solitude nouvelle maintenant que mon confrère est parti.

Très calmement, je lui réponds que je vais raccrocher et oublier cet appel. Si cela se renouvelle, ou si lui ou un autre de ses confrères tente d’autres approches à mon égard, je me verrais dans l’obligation d’en informer le chef de la plate-forme et de m’assurer du renvoi immédiat de l’importun. Je suis énervée maintenant et j’en oublie mon trac.

Les nouvelles vont vite dans cet univers clos où tous cohabitent plus ou moins heureusement, et je ne devais plus jamais recevoir de proposition ambiguë sur un rig.

L’expérience me prouva que j’avais eu raison, sous les traits d’une jeune stagiaire venue passer un mois avec nous. Après quelques jours, elle part sur le rig. À son retour elle me raconte qu’elle recevait une moyenne de trois à quatre lettres d’amour quotidiennes. Par gentillesse, elle n’a pas osé repousser avec fermeté les avances des hommes de la plate-forme. Ils ont pris cette attitude pour un encouragement. Heureusement que son séjour est de courte durée, car cette situation pourrait rapidement devenir intenable et entraîner des quiproquos difficiles à résoudre.

Je n’ai jamais eu à souffrir de cela. Il faut dire que ma gentillesse naturelle est enfouie sous une large dose de cynisme.

Le reste de la mission se passe sans autre incident et je redescends en ville trois jours plus tard, fière d’avoir réussi cette première qui passe complètement inaperçue auprès des ingénieurs chevronnés.

Le soir, une sorte de routine s’est instaurée. Nous allons directement boire un verre dans un bar local, le « Beach Comber ». Nous faisons maintenant tellement partie du décor que nous amenons régulièrement nos propres cassettes de musique (l’ère du C.D. n’est pas encore parvenue jusqu’ici). Il n’est pas rare de voir de jeunes hurluberlus en bleu de travail et bottes de sécurité se déchaînant sur un rock endiablé.

Une femme en bleu se fait plutôt remarquer, mais blanche et qui danse dans un petit bar local, on atteint rapidement le statut d’extraterrestre.

Après l’apéritif, nous rentrons au camp nous rendre présentables, c’est pour moi l’heure du bain et d’une demi-heure de relaxation totale pendant laquelle j’arrive à oublier où je suis. Peut-être le seul moment où je me sens vraiment femme. Je fais parfois quelques efforts de maquillage quand nous sortons, tout en continuant à m’habiller de manière assez masculine. Ah, ces relents d’école d’ingénieurs, où le jean est quasiment obligatoire, ont du mal à s’estomper !

Puis dîner dans la salle commune où nous nous retrouvons tous autour de la grande table et où l’ambiance est si bonne que nous finissons rarement avant 10 heures.

Le reste de la soirée se termine parfois tranquillement au camp à jouer au billard entre nous, mais plus fréquemment au bar puis à la boîte de nuit locale, lieu de rencontre privilégié des expatriés en recherche ou non de compagnie féminine. Nous réussissons à maintenir ce rythme de vie grâce à de fréquents séjours sur la plate-forme où sans sortie ni alcool, nous pouvons rattraper notre sommeil en retard et nous refaire une santé.

Je noue des liens assez complexes avec les autres ingénieurs. Je suis une des leurs au travail, mais je suis une femme, donc semblable à celles qui alimentent régulièrement nos conversations à table, pourtant, je suis un être pensant, ce qui peut paraître légèrement surprenant venant du sexe faible.

Rapidement, ils se rendent compte que je ne m’émeus pas spécialement des allusions fréquentes et en termes parfois assez précis aux relations qu’ils entretiennent avec le beau sexe. Ils prennent donc de plus en plus de libertés verbales devant moi et en arrivent à complètement oublier ma présence dans leurs conversations.

Cependant, ils se tournent également parfois vers moi pour un conseil pratique sur l’attitude à adopter avec la femme de leurs rêves. Ou du moins des rêves du moment.

Je suis donc la petite sœur qu’il faut protéger pendant les sorties, l’égale au travail et la maman qui donne des conseils. Autant dire que cette situation compliquée ne m’aide pas à résoudre mes propres problèmes existentiels de définition de personnalité.

Pour ne pas simplifier la situation, un des ingénieurs devient mon petit copain. Il ne s’agit pas d’une histoire d’amour avec le grand A, mais d’une petite histoire sympathique avec quelqu’un qui me plaît bien. Cependant, il s’avère rapidement que nous n’avons pas les mêmes conceptions de la vie en général et de la place de la femme dans la société en particulier. Me voilà confrontée à la dure réalité des différences culturelles qui ne s’estompent pas même à des milliers de kilomètres de nos origines respectives.

Puis j’apprends un jour que cet homme délicat profite de mes missions pour ramener régulièrement des jeunes femmes que nous appelons ici bush-babies et qui, contre faible rémunération, agrémentent les nuits des expatriés esseulés. Je ne suis pas particulièrement partageuse en général, mais encore moins avec des femmes qui peuvent transmettre un certain nombre de maladies dont je ne veux pas me faire la dépositaire. Je provoque bientôt la rupture.

Est-il finalement plus sentimental qu’il ne le paraît ou est-il vexé de ne pas avoir pris l’initiative ? Toujours est-il que le voilà transformé en amoureux transi et repentant, à faire le siège de ma maison le soir et à informer le monde de son infortune. Cette situation est plutôt pénible au quotidien, même si j’ai du mal à prendre sa douleur incommensurable au sérieux connaissant ses antécédents.

Mes collègues ne sont pas très compatissants au sujet des cœurs brisés ayant chacun une fiancée abandonnée ou qui les a abandonnés, au pays. Les mésaventures de mon ancien dulciné reçoivent peu d’écho de leur part et ma réputation ne souffre pas de ce contretemps. Quand il en est à menacer de démissionner, car il ne supporte plus de me côtoyer au quotidien, nous avons une discussion sérieuse. Je lui explique que non seulement, il n’allait pas me récupérer, mais encore qu’il perdrait ce job qu’il adore. Je lui conseille de partir en vacances comme prévu et d’en profiter pour faire le point avant de prendre une décision.

En conclusion, il rencontra une princesse qui le sauva de la déprime, ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants (cette fin heureuse est sortie de mon imagination, mais elle cadre bien à ce moment de l’histoire).

Je tirerai deux leçons de cette aventure, tout d’abord, je dois être plus discrète et surtout, règle d’or, ne pas mélanger travail et sentiments, à fortiori quand il n’y a pas de sentiment.

En dehors de mes collègues, je me suis liée d’amitié avec des personnes rencontrées dans notre bar favori. Le fréquentent des habitués qui œuvrent dans des domaines aussi variés que la construction, les travaux publics et le pétrole. Et surtout les bush-babies.

J’ai de la tendresse pour ces femmes qui font commerce de leur corps sans être de réelles professionnelles. Elles sont à la recherche de celui qui leur offrira le bonheur, ou au moins le mariage, et les sortira de leur condition. Les sentiments font partie de cette relation et si elles se font payer, c’est plus pour vivre en attendant de trouver la perle rare que pour faire fortune.

La première fois que j’ai pénétré dans la pénombre de la seule et unique boîte de nuit de Warri, j’ai senti tous les regards se tourner vers moi et les conversations s’arrêter. J’ai essayé de garder une certaine contenance, sans vraiment faire illusion. Je n’arrivais pas à déchiffrer les regards masculins qui me suivaient. Les bush-babies ont l’avantage de jouer franc-jeu. Elles sont tout d’abord intriguées par la présence d’une femme blanche qui n’arrive pas pendue au bras de son mari, peu rassurée, craignant peut-être d’être attaquée en plein bar ou de voir l’une de ces femmes embarquer son mari contre son gré (quoi que).

Moi, je fais partie d’une race à part, de celles qui sont ici pour travailler. Nous sommes au total une dizaine à Warri dont huit professeurs de l’école primaire hollandaise d’une grande compagnie pétrolière et une autre ingénieure. Les « autres » sortent peu et ne sont pas connues de la faune locale.

Ensuite, les bush-babies essayent de découvrir lequel de mes collègues est mon compagnon. Tout va bien jusqu’à ce qu’elles réalisent que je suis célibataire et par conséquence, compétition potentielle. Alors, elles me redoutent et certaines, me jugeant trop menaçante, décident de me jouer quelques tours pendables qu’heureusement, on m’aidera à contrecarrer.

Ces femmes ont des habitudes de survie loin de mon monde confortable. Elles peuvent être très dangereuses. Il ne faut jamais jouer au plus fin avec elles, leurs réactions peuvent être aussi violentes qu’imprévisibles. Les règles du jeu sont claires, il faut les assimiler rapidement, et ne pas faire de faux pas pour éviter les ennuis. Dans les clauses de rupture de contrat, la venue de la légitime est en bonne position. Et c’est cette excuse qu’a employée un expatrié pour arrêter sa relation avec sa compagne habituelle, alors qu’il souhaitait tout simplement changer de partenaire. Quand elle a découvert le pot aux roses, elle décida de se venger et l’attendit un soir à la sortie du club pour lui infliger des découpes superficielles sur la figure, à la lame d’un rasoir. Une centaine de points de suture plus tard, ses jours ne sont pas en danger, mais il abhorre maintenant un étrange air de famille avec Frankenstein.

Petit à petit, je bâtis mon réseau et je me tiens informée des mauvais coups en préparation, allant jusqu’à intercéder en faveur des imprudents. Quand j’apprends que des malveillantes font circuler une rumeur sur mes relations soi-disant non-platoniques avec le régulier d’une bush-baby, je prends l’affaire très au sérieux. Je n’ai pas du tout envie d’affronter sa colère. Je décide d’attraper le taureau par les cornes et de lui parler directement pour éclaircir ce malentendu. Heureusement, elle choisit de me croire et nous devenons les meilleures amies du monde.

Rapidement, je fais connaissance avec les plus anciennes d’entre elles qui ont, somme toute, décidé que je n’étais pas une menace. Elles aiment montrer à leurs conquêtes masculines qu’elles ont la tête suffisamment bien faite pour être liées à une femme blanche.

Un jour, je suis avec un collègue et son amie. Il est plutôt du genre papillon. Pour la première fois, il semble assez attaché. Seul petit inconvénient, elle n’est pas de Warri. Le territoire de chasse est gardé et dès notre arrivée dans la boîte, nous sentons un certain malaise. Un papillon épinglé est déjà une mauvaise nouvelle pour le business, mais quand c’est par une étrangère, l’insulte se rajoute au dommage financier. Quelques minutes plus tard, nous voyons plusieurs bush-babies et elle-même se diriger vers les toilettes, tout en ôtant leurs bijoux. Cela sent le roussi. Mon collègue me demande d’aller voir ce qui se trame pendant que lui-même prévient la direction. Je me dirige vers les toilettes l’air aussi naturel et dégagé que possible. Toutes les bush-babies sont là, en cercle, la fiancée au milieu. Elles grondent et ce n’est plus qu’une question de secondes. L’air toujours nonchalant, je me poste délibérément au milieu, aux côtés de la future victime, croisant les doigts en espérant que l’estime que portent mes copines à notre amitié est plus important que la haine qui se dégage actuellement. Elles n’attaquent toujours pas et me demandent de ne pas me mêler d’une affaire qui ne me regarde pas. Je n’en mène pas large, mais j’arrive à temporiser suffisamment longtemps pour permettre l’arrivée de la direction qui vire tout le monde. Inutile de dire que nous sommes rentrés à la base sans demander notre reste.

Paradoxalement, les bush-babies me présentent à tout nouvel expatrié « blue fish » de Warri. Et les hommes confus qui se demandent qui peut bien être cette femme blanche tellement à l’aise au milieu de ce groupe de call-girls.

Exemple de conversation avec un Anglais au physique de jeune homme de bonne famille :

Bush-Baby : Bonjour, Lui, je te présente mon amie Magali

Lui :    Bonjour.

Moi :   Bonjour, comment ça va ?

Lui :    Bien et toi ?

Moi :   Bien, Merci.

Lui :    Tu habites à Warri ?

Moi :   Oui, et toi ?

Lui :    Oui, moi aussi. Veux-tu rentrer avec moi ce soir ?

Moi :   Non, ça ne m’intéresse pas.

Pour le coup, je suis estomaquée, sans voix sous l’effet de la surprise. Après quelques minutes de réflexion et surtout après avoir digéré cette proposition pour le moins irrespectueuse, je me dirige vers Lui qui s’est déjà éloigné.

Moi :   Dis-moi, quand es-tu arrivé au Nigeria ?

Lui :    Il y a quatre jours.

Moi :   Tiens, c’est bizarre !

Lui :    Pourquoi ?

Moi :   Normalement ça prend un peu plus longtemps pour devenir comme ça.

Lui, interloqué : Que veux-tu dire ?

Moi :     Imagine-toi. Tu es dans un pub à Londres, tu fais connaissance avec une personne du sexe opposé. Tu lui proposes de rentrer avec toi après trois minutes ?

Lui :    Non, mais…

Moi :   Et que viens-tu juste de faire ?

Lui réalisant l’énormité de sa bévue se met à bégayer en changeant de couleur avant de s’enfuir aussi vite que possible. Lui passera le reste de la soirée à s’excuser auprès de mes amis.

Les anecdotes de ce style m’arrivent régulièrement. J’ai appris à les aborder avec humour et philosophie sans oublier de ridiculiser les auteurs de ces aimables plaisanteries. Je ne me sens pas l’âme d’une justicière, mais je pense qu’il est utile parfois de rappeler quelques leçons de savoir-vivre. Il faut avouer qu’au final cela devient lassant ces regards qui me suivent quand je rentre dans un lieu public à cause de ma couleur de peau et de savoir que les hommages que je reçois ne sont pas dus à « MOA ».

Au tout début, j’étais flattée de recevoir tant d’attentions, pensant qu’être une femme blanche, dans ce milieu très masculin, montre une certaine force de caractère et une tournure d’esprit qui attire l’admiration de ces célibataires. Je réalise rapidement que j’attire invariablement les hommes jeunes et célibataires qui ont peu d’opportunités de rencontrer l’âme sœur avec de trop brefs séjours au pays et la plus grande partie de leur temps au Nigeria. Je représente la seule possibilité de fonder un foyer. Je n’ai donc pas à me plaindre de propositions malhonnêtes, mais plutôt de trop de propositions trop honnêtes. Et je reçois des demandes en mariage venant de personnes qui ont réussi à se convaincre qu’ils sont amoureux de moi. Evidemment, je suis LA solution incontestable pour conjuguer travail, plaisir et famille.

Je profite un peu de cet état pour juger de mon succès réel. Puis je réalise bientôt que je suis en train de jouer avec mes principes et qu’il est temps d’arrêter. Je décide d’attendre calmement l’Élu.

Je sors toujours, mais arguant de l’éducation que mes parents ont essayé de me donner avec plus ou moins de succès, je n’adresse la parole qu’aux personnes qui m’ont été présentées officiellement. Je deviens maîtresse dans l’art de renvoyer ces importuns qui se croient en droit d’engager la conversation sous prétexte que je me suis isolée dans un coin du bar pour goûter un moment de tranquillité.

J’observe leur petit jeu, les paris qui sont pris, et perdus, sur qui arrivera à me parler. L’ensemble est plutôt distrayant et sans risque, car je sors toujours accompagnée de mes collègues qui pourraient intervenir en cas de problème.

CHAPITRE 5 – LE TRAVAIL